
La communication
- Les animaux
- Hypothèses anciennes - Préhistoire -
IV - L'homme préhistorique
et le langage
Linguistes et scientifiques (anthropologues, généticiens,
etc., mais un linguiste est aussi un scientifique !) collaborent aujourd'hui
pour l'élaboration de théories de plus en plus précises
et vraisemblables.
La position de Chomski :
Noam Chomski est un linguiste américain, né
en 1928, sans doute le plus célèbre des linguistes actuels. Ses
études l'ont conduit à la conviction qu'il existe un gène
du langage propre à l'être humain.
- Constatation : tout être humain est capable d'acquérir
en un temps relativement court la langue de la communauté à
laquelle il appartient. Un enfant de huit ans possède déjà
définitivement un savoir fondamental concernant sa langue, savoir
acquis inconsciemment et sans efforts apparents. Même s'il apprend
plus difficilement, par répétition, les aspects « périphériques »
(mots nouveaux, éléments morphologiques comme les conjugaisons
irrégulières), il est définitivement capable de
comprendre de nouvelles phrases ou d'en former à l'infini, capable
de saisir des ambiguïtés (phrases à double sens),
d'établir des rapports entre les mots (le rôle des pronoms),
de comprendre qu'un énoncé est acceptable ou non. Nous
possédons donc naturellement une compétence qui
nous permet d'assimiler une langue, de rebâtir inconsciemment
la structure de notre langue maternelle.
- Chomski en conclut qu'il existe probablement une sorte de grammaire
universelle, qui limite les possibilités des langues, ce
qui entraîne que les langues ont forcément des propriétés
communes, qu'on appellera des universaux. Par exemple, parmi
tous les sons que nous pouvons produire, il n'existe qu'un nombre restreint
de phonèmes, entre 80 et 90 pour le monde entier (36 en français).
Certaines catégories, comme le nom et le verbe, semblent universelles.
Toutes les langues possèdent des mots qui relèvent de
l'énonciation (les termes du dialogue direct, liés à
moi / ici / maintenant), des interjections, des tournures interrogatives
et exclamatives, etc.
- Chomski est persuadé que tout ceci est déterminé
par un gène du langage, propre à l'être humain.
Les découvertes scientifiques :
Les généticiens, américains surtout,
se sont attelés à la tâche. Voici quelques résultats :
- L'étude de quelques cas rarissimes d'aphasie (troubles
du langage) a permis de localiser, en 1998, un gène particulier
dans une région du chromosome 7, région où se situent
environ 70 gènes. Tout d'abord, l'étude d'une famille
baptisée KE pour respecter son anonymat, famille affligée
d'un trouble visiblement héréditaire, trouble d'élocution
et de syntaxe, qui les force à parler « comme
si chaque son qui leur sort de la bouche leur faisait rendre l'âme ».
La comparaison avec un cas nouvellement découvert (un jeune garçon
en Europe) a permis de découvrir le gène responsable en
2001.
- Aucun singe ne semble posséder ce gène. Des études
récentes sembleraient montrer que ce gène soit apparu
tardivement dans l'évolution, et il est probable que l'homme de néandertal
en ait été pourvu (mais l'étude de l'ADN néandertalien
reste incomplète) et qu'il ait possédé toutes les
conditions nécessaires au langage. Rappelons que l'homme de néandertal était
une autre espèce d'homme, qui a vécu parallèlement
à la nôtre, jusqu'il y a environ 27000 ans), et a probablement
été éliminé dans la concurrence avec l'homme
moderne, qui a aussi fait disparaître presque tous les grands
animaux.
Objections :
- Le linguiste français Sylvain Auroux, directeur de l'École
Normale Supérieure de Lyon, conteste qu'il puisse y avoir un
gène du langage. Existe-t-il en effet un gène de l'alvéole
chez l'abeille ? La forme et la régularité de l'alvéole
dépendent des sécrétions de l'abeille, de la forme
et de la longueur des pattes, des lois de la physique, du magnétisme
terrestre, de caractères génétiques, etc. Il n'y
aurait pas un gène spécifique, mais un ensemble
de capacités, reposant sur un ensemble de gènes, orientant
le langage dans certaines directions, en fonction des contraintes (manifester
sa curiosité, argumenter, utiliser les notions d'espace et de
temps, exprimer celui qui parle / son interlocuteur / l'autre...). Il
est possible qu'un gène défectueux bloque la production
du langage, mais cela ne signifie pas qu'il soit le seul à permettre
le langage, qui repose sur un ensemble complexe de capacités.
Par exemple, cherchons le gène de la feuille chez l'arbre ;
l'absence du gène de la branche empêche la formation des
feuilles, mais il n'est pas le seul nécessaire.
- De fait, l'étude des gènes se révèle
décevante. Le décryptage du génome humain n'a pas
permis de nous mettre en quelque sorte en fiches, en fichiers informatiques.
Pour tel ADN, on n'a pas forcément tel résultat. De nombreux
gènes restent inactifs. Il reste toujours un caractère
aléatoire, et même le clonage pourrait s'avérer
fort décevant : le clone d'une brebis toute blanche peut
porter une tache noire... C'est cette souplesse dans l'activation des
gènes qui permet l'évolution d'une espèce.
- Restons prudents donc. Il semble bien que la capacité de
langage articulé soit apparue dans l'espèce homo sapiens
(Cro-Magnon = nous), mais cela ne signifie pas qu'elle repose sur un
seul gène ; cela ne signifie pas non plus que Néandertal
ait été muet : apparemment, il devait parler d'une
voix nasillarde, mais avec un coffre de chanteur d'opéra, et
pouvait aussi bien utiliser d'autres sons, si l'on songe aux « clics »
des zoulous ou des hottentots.
Nous venons d'aborder la préhistoire. Avant de développer les
hypothèses récentes de certains linguistes, quelques notions sont
à rappeler.
Quelques dates :
- 40 MA (millions d'années) en arrière : pendant
l'ère tertiaire, les primates, les singes, se développent
considérablement dans la forêt tropicale africaine.
- -20 MA (miocène) : suite à des changements climatiques,
la compétition se fait vive entre les variétés
de singes. Les singes anthropoïdes (sans queue) sont défavorisés,
seuls subsistent les plus grands, ancêtres des grands singes actuels ;
ces singes, plus lourds, ne se déplacent pas sur les branches,
mais dessous, en s'accrochant ; cela fait évoluer leur colonne
vertébrale et les prépare à la bipédie.
- -8 MA : nouveau bouleversement climatique, un assèchement
qui transforme la forêt en savane et conduit certains singes à
se déplacer à terre. Ceux qui sont capables de se redresser
possèdent un avantage, qui les conduit à la bipédie.
Cette position place la tête au-dessus du corps (les quadrupèdes
ont la tête dans le prolongement, horizontalement), ce qui permettra
le développement du cerveau et celui du larynx. Les fossiles
malheureusement se font rares entre -8 MA et -5 MA ; en 2000 et
2002 ont été découverts Orrorin, -6 MA, au Kenya,
et Toumaï, -7 MA, extrait des sables du Tchad.
- -5 à -3 MA : australopithèque (comme Lucy
et Abel, cerveau de 410 cm3), qui n'est pas notre ancêtre ;
kenyanthrope vers -3,2 MA, qui l'est peut-être.
- Entre -2,5 et -1,7 MA, plusieurs espèces d'hommes cohabitent,
maniant des outils : homo habilis, et surtout homo ergaster,
plus grand, plus doué, un conquérant qui colonise l'Europe
et l'Asie et installe sa descendance.
- Il y a 150 000 ans, trois espèces d'hommes se partagent
le globe : homo erectus en Asie (cerveau de 900 cm3),
les néandertaliens (1700 cm3, un peu plus que
nous) en Europe, et Homo sapiens sapiens (nous !) en Afrique,
d'où il commencera à sortir il y a 100 000 ans. Notre
espèce cohabitera 60 000 ans avec les néandertaliens,
qui disparaîtront il y a un peu moins de 30 000 ans. Par
« cohabiter », nous entendons coexister sur la
planète, et non vivre au même endroit ; visiblement,
là où l'homme moderne est arrivé, l'homme de néandertal
est disparu quelques milliers d'années plus tard. Nous ajouterons
à ce tableau une probable espèce supplémentaire :
l'homme de Florès ou Homo floresiensis, surnommé
Hobbit (?!), une espèce de petite taille (1 mètre)
descendant d'Homo erectus, dotée d'un cerveau de 400 cm3,
et qui vivait sur l'île de Florès en Indonésie au
moins depuis -95 000 jusqu'à -12 000 ans.
Les
moteurs du langage :
Parmi les éléments qui ont pu aider au déclenchement
du langage, on peut relever :
- La curiosité, et, ce qui est typiquement humain, le
besoin de la faire partager. Un chimpanzé qui voit quelque chose
d'inattendu manifeste sa curiosité pour lui-même, mais
ne cherche pas à communiquer ; les autres finissent par
s'en apercevoir, et regardent dans la même direction. Au contraire,
un enfant humain, entre 9 et 12 mois, cherche systématiquement
à attirer l'attention de sa mère quand il voit quelque
chose d'insolite.
- L'homme préhistorique a dû aussi développer
des outils linguistiques pour raconter : J'ai vu... / J'ai fait...
Les notions de passé d'abord, de futur ensuite (Je vais faire...)
ont pu s'élaborer ainsi. Raconter, c'est finalement partager
sa curiosité, à distance, ce qui suppose des capacités
d'abstraction. Nous avons déjà signalé que l'aspect
narratif du langage semble propre à l'être humain.
- Face à la narration peuvent naître l'admiration, ou
bien le doute, la contestation. Des outils linguistiques ont sans doute
été nécessaires pour argumenter sur des éléments
qu'on n'avait pas sous les yeux.
- On peut sans doute y ajouter la vantardise, l'invention, le mensonge,
liés à la narration. Nous avons déjà signalé
que le message mensonger existe chez l'animal, mais l'homme a dû
là encore innover et développer.
Quelles formes ?
Selon le linguiste américain Derek Bickerton, la naissance
du langage a pu ressembler à ce que nous appelons des pidgins
et des créoles.
- Un pidgin n'est pas encore un véritable langage, car
il n'est pas structuré. C'est à peu près... le
langage de Tarzan : Moi Tarzan, toi Jane... Un pidgin se
constitue lorsqu'il se produit un mélange de populations d'origines
culturelles trop disparates pour que les langues se perpétuent,
après une transplantation forcée, comme l'esclavage. Par
besoin de communiquer, on emprunte un vocabulaire limité à
la langue locale, la plus accessible, la langue dominante, et l'on aboutit
des proto-phrases telles Moi faim / Voisin maison feu / Demain moi
retour. Cela a pu être la première forme d'expression
articulée des hommes préhistoriques, pendant une assez
longue période. Il est évidemment impossible d'imaginer
quelles furent les formes des mots utilisés, sans doute très
variables.
- L'étape suivante, c'est le créole : dans
les situations précédemment décrites (esclavage),
le créole se crée rapidement, parce que tous les hommes
modernes ont des capacités linguistiques et une langue d'origine.
Le passage du pidgin au créole prend une génération.
Un créole emprunte à la langue dominante sa structure :
mots-outils (prépositions, conjonctions...), éléments
morphologiques (conjugaisons, accords, affixes...), structure syntaxique
(formation des groupes et des phrases, ordre des mots). Mais le lexique
peut être emprunté à une ou plusieurs autres langues.
- Dans la préhistoire, cela a dû prendre beaucoup de
temps, car il a fallu créer des mots-outils, une morphologie,
une structure. Cela a dû se faire selon une multitude de formes
dans les peuplades concernées. Quel en a pu être le
moteur ? Peut-être les contacts, les échanges. Les
rencontres entre peuplades différentes, suite au développement
de l'humanité (des humanités) ont pu être déterminantes,
avec la création de nouveaux besoins linguistiques. En ce sens,
il semble évident que le démarrage de l'agriculture, et
parallèlement celui des échanges, du commerce (avec le
défrichage et les voies de communication) ont entraîné
un développement et un enrichissement des langues.
Voilà quelques hypothèses raisonnables. Mais
il est difficile de préciser davantage, de situer des époques,
et impossible d'imaginer les premières formes réelles du langage
humain.
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