La communication
- Les animaux
- Hypothèses anciennes - Préhistoire -
II - Les animaux ont-ils
un langage ?
Voilà une question à laquelle les grands
esprits du passé, philosophes, théologiens, scientifiques, ont
répondu catégoriquement : non !
Entendons-nous bien : ce fut la conviction de ceux que
nous qualifierions aujourd'hui d'intellectuels, dans notre civilisation ;
les maîtres à penser de la pensée occidentale ;
il s'agit donc de notre héritage. Il y a eu, et il y a toujours, des
civilisations où les animaux, ou bien certains animaux, étaient
déifiés : en Inde, les animaux sont sacrés ;
dans l'Égypte ancienne, on embaumait des chats, certainement pas pour en conserver
le souvenir attendri. Un dieu, par définition, est au-dessus de
l'homme, il possède donc une pensée, et un langage, que les pauvres
mortels sont bien incapables de déchiffrer. Évitons donc de considérer
que seule la pensée occidentale mérite de la considération.
Revenons à la tradition dont nous sommes héritiers. Le point
de vue des maîtres à penser était fondamentalement métaphysique :
l'homme est le roi de la Création ; l'homme seul a une âme,
et avec elle une pensée, des sentiments, et un langage. C'est le point
de vue des théologiens. Ce fut aussi celui de la plupart des philosophes,
ainsi que des scientifiques, au moins jusqu'à Darwin. Il n'est pas exclu
que ces antécédents métaphysiques influencent encore des linguistes, et faussent leur jugement. Méditons un instant les
deux faits suivants :
- Au XVIIIème siècle, les savants considéraient
les animaux comme des machines. Ni âme, ni pensée, ni sentiments,
ni sensations même. Leurs réactions, à la douleur
par exemple, ne sont que des automatismes inconscients. Leurs cris ne
signifient rien, et n'ont aucun rapport avec ceux que nous émettons
quand nous nous cognons. Conséquence : on peut les écorcher
vifs sans le moindre scrupule, puisqu'ils ne sentent rien. La vivisection
a ainsi été pratiquée en toute bonne conscience
jusqu'au XIXème siècle au moins. Les expériences
sur les animaux ont été effectuées sans anesthésie
jusqu'au XXème siècle inclus.
- Les médecins ont considéré longtemps que le
bébé humain était aveugle, sourd, et sans doute
insensible à la naissance. Cela autorisait toutes les manipulations
sans précautions, comme la claque sur les fesses la tête
en bas, pour vérifier qu'il est bien vivant, en le faisant
pleurer. Bah ! un bébé ne se souvient de rien !
C'était surtout... bien pratique, moralement. Cette opinion courait
encore dans le corps médical et le grand public jusque dans les
années 1970.
- Il est aberrant de constater que dans
certaines revues de linguistique, dans certains numéros pas très
récents il est vrai, mais encore très lus, on trouve une
réponse sans nuance : non, les animaux n'ont pas de langage,
le langage est le propre de l'homme. Les arguments ? Eh bien, comme
dans les siècles précédents, on s'appuie sur des
espèces animales qui ont été copieusement observées,
comme les abeilles. Ce qui est aberrant, c'est qu'on puisse encore,
fin XXème siècle, voire début XXIème, chercher
des capacités langagières dans le minuscule cerveau des
insectes ! Dans ce domaine, la parole n'est pas en priorité
aux linguistes, mais aux éthologues, aux spécialistes
des animaux, ceux qui peuvent passer une vie entière à
observer le comportement d'une espèce, à la fois en captivité
et en liberté. Ces spécialistes-là reconnaissent
qu'ils sont encore bien loin de tout savoir. La recherche d'un langage
animal, pas nécessairement proche du nôtre, est d'une difficulté
extrême.
Il est aujourd'hui évident que les animaux perçoivent
leur environnement, réagissent, subissent des traumatismes (un chien
peut faire une dépression nerveuse !), bref possèdent des
sentiments et une forme de conscience, à leur mesure. Cela ne signifie
pas que leur pensée soit structurée comme la nôtre, ni qu'ils
possèdent un langage digne de ce nom, mais gardons-nous des opinions
catégoriques.
Les meilleurs candidats sont forcément ceux qui possèdent
le plus gros intellect. Le langage est lié à l'intelligence. Le
comportement de certains animaux nous apprend donc qu'ils sont capables d'une
forme de raisonnement ; ceux qui manifestent une conscience de soi, et
ceux qui utilisent des outils sont à placer en tête de liste. Voici
des candidats à examiner, même si c'est pour les recaler en fin
de compte :
- Malgré le succès du très bon roman Les fourmis,
de Bernard Werber, il semble que la communication des insectes soit
fort limitée et répétitive. On peut évidemment
imaginer une forme de pensée collective chez les insectes sociaux,
mais cela reste de la fiction.
- Les oiseaux sont a priori d'assez bons candidats. Ils possèdent,
physiquement, une capacité langagière exceptionnelle.
Bien sûr, tous ne sont pas placés à la même
enseigne, et certains se contentent de cris assez primitifs ; mais
d'autres émettent d'étonnantes modulations. Ceux dont
le chant est le plus riche sont capables d'apprentissage, nous l'avons
déjà signalé : sur une base commune, chaque
famille peut posséder son dialecte, et apprendre ou produire
de nouvelles modulations (ou imiter les sonneries des téléphones
portables !). Quant à l'utilisation d'outils, certains oiseaux
de proie font tomber des pierres sur des œufs pour les casser (un œuf
d'autruche, c'est solide !), ce qui suppose un raisonnement minimal.
Il existe, paraît-il, quelques perroquets surdoués qui
ne se contentent pas de répéter, mais associent à
l'occasion des mots appris ; cela reste à vérifier.
Quant aux champions toutes catégories, pardon de n'en avoir pas
retenu le nom ni le lieu (les USA ?), c'était un reportage
vu par hasard sur une chaîne belge : l'un dévisse
une grosse vis de plastique qui lui permettra d'ouvrir le couvercle
d'un récipient contenant de la nourriture ; un autre tire
sur une poulie, ouvrant ainsi un orifice par lequel un congénère
s'introduira dans une cage pour prendre de la nourriture... Et ces charmants
volatiles sont aussi de redoutables saccageurs, fort irrités
par tout ce qui est nouveau, pot de fleurs, nain de jardin...
- Une pieuvre est capable d'un minimum de raisonnement. Si on
lui propose une proie dans un récipient fermé par
un bouchon, elle tâche de l'attraper, s'énerve, puis se
calme, et... réfléchit. Longuement. Et au petit matin,
le bocal est ouvert, le poisson a été mangé. Néanmoins,
personne n'a encore entendu de sa part de gargouillis signifiants, nul
ne l'a vue non plus faire des signes à sa voisine avec ses tentacules.
- L'éléphant est une espèce certainement sous-estimée
sur le plan de l'intelligence, voire celui de la communication. Les
éléphants possèdent une culture, et leur comportement
ne manque pas de similitude avec le nôtre. Ainsi, le troupeau
est conduit par les vieilles femelles, celles qui savent, celles qui
interprètent les signes, alors que les jeunes ont tendance
à s'affoler de ce qu'elles ne comprennent pas. Mais les aïeules
écoutent, sentent les vibrations, et communiquent à des
kilomètres avec d'autres pour se retrouver aux points d'eau.
Les jeunes sont éduqués par les anciens. Une bande d'adolescents
livrés à eux-mêmes deviennent agressifs, ils font
des dégâts (meurtres de rhinocéros en série...),
leur période de rut s'éternise ; la solution :
les mettre en présence d'un grand mâle, un malabar qui
les impressionne et leur rabat le caquet. Ajoutons que l'éléphant
est une des rares espèces à avoir conscience de la mort,
à aider les malades, les blessés, les vieillards, jusqu'au
terme de leur existence ; après quoi ils tardent à
les quitter, et le font à regret. Un éléphant reconnaît des ossements d'éléphants
comme venant des siens. Il semble que la conscience de la mort soit
apparue dans l'espèce humaine il y a un million d'années.
L'aide aux blessés, aux malades, aux vieillards est apparue parallèlement.
Au niveau de l'expression orale, certains éléphants se
révèlent capables d'imitations. Ainsi, une femelle de
dix ans nommée Mlaïka, dans le parc national de Tsavo au
Kenya, reproduit le son des camions poids lourds qui passent à
proximité. Au zoo de Bâle, en Suisse, un éléphant
mâle d'Afrique a adopté par mimétisme le gazouillis
particulier des deux femelles d'Asie avec lesquelles il cohabite dans
son enclos. L'imitation révèle indéniablement une
capacité d'apprentissage. [informations Sciences et Avenir
juin 2005]
- Les cétacés, les dauphins par exemple, manifestent
un comportement complexe. Le dauphin recherche la compagnie humaine.
Certains sont capables d'imiter toute une série de bruits humains
(bruits mécaniques, bruits de civilisation) pour communiquer
avec des pêcheurs. Les récits de naufragés protégés
des requins par des dauphins ne sont pas de la légende. Un dauphin
possède une conscience de soi : il reconnaît dans
un miroir une tache de couleur qu'on lui a faite, il sait qu'elle est
sur son corps. Il est capable (par quel moyen ??) de transmettre
un message élaboré à un congénère,
par exemple que c'est là où il y a de la musique classique
que se trouve la nourriture, non du côté de la musique
rock... (expérience authentique !). Quant aux baleines,
leur chant mystérieux et interminable ressemble à une
longue mélopée, ou à un long récit, personne
n'a encore trouvé à quoi il sert ou ce qu'il signifie.
- Les singes anthropoïdes sont évidemment les meilleurs
candidats au langage, en tout cas les plus étudiés, car
les plus proches de nous. Nombre d'expériences ont eu lieu, pour
apprendre un langage de signes à des gorilles ou des chimpanzés,
ou leur enseigner des symboles (formes, couleurs) qu'ils parviennent
à utiliser pour communiquer avec leurs maîtres. Le chimpanzé utilise
des outils, il
a lui aussi une conscience de la mort, et une conscience de soi ; il se
reconnaît dans un miroir, voit qu'on lui a mis un chapeau sur
la tête et cherche à l'enlever. Dans la nature, les plus
doués sont les bonobos, qui semblent entretenir entre eux des sortes
de dialogues, où ils s'échangent visiblement des indications
très précises sur des chemins et des directions qui leur
permettent de se retrouver le soir.
2) - Les bases
du langage
Les spécialistes du comportement animal (les éthologues)
se gardent
bien aujourd'hui d'établir une coupure totale entre la communication
humaine et la communication animale. Il semble que tous, ou presque tous les
aspects de notre communication se trouvent en germe dans la communication animale,
mais à un degré moindre, de manière dispersée (pas
tous les aspects dans la même espèce), et surtout avec beaucoup
moins de créativité. Ainsi :
Le dialogue : lequel d'entre nous n'a jamais eu le sentiment
de dialoguer avec son chien ou son chat, et d'en obtenir des réponses ?
Évidemment, la compréhension mutuelle est fort limitée.
Mais les chats par exemple modulent étonnamment leurs miaulements,
en fonction de notre humeur et de nos réactions, ils nous manipulent
à merveille pour parvenir à leurs fins, quelques croquettes
dans la gamelle. Là où le dialogue est le plus intéressant,
c'est bien sûr à l'intérieur de l'espèce, voir
le cas des bonobos plus haut (le bonobo, autrefois compté comme une
variété de chimpanzé, est aujourd'hui reconnu comme
une espèce à part entière, la plus proche de nous).
Le message mensonger : des oiseaux ou des singes peuvent pousser
de faux cris d'alarme en l'absence d'un prédateur, quand il y a compétition
pour la nourriture. Un animal n'est pas une mécanique, il n'est pas
forcément « honnête ». Un chimpanzé
informe joyeusement ses congénères quand la nourriture trouvée
est abondante, il crie moins fort quand elle est moins abondante, et pas
du tout quand il y en a peu et qu'il veut tout garder pour lui.
La capacité de communiquer sur la communication (métacommunication) :
chez les singes, un animal adulte corrige un petit quand celui-ci ne s'exprime
pas correctement, par exemple quand il pousse sans raison un cri d'alarme.
La subtilité du message : un cri d'avertissement n'est pas
forcément une réaction instinctive ; certains singes
poussent des cris différents selon que le prédateur est terrestre
ou aérien, et la tribu s'enfuit ou sur le sol ou dans les arbres
selon le cas.
La syntaxe : certains singes semblent associer deux ou
trois cris différents, et les expériences avec les animaux
de laboratoire vont bien dans ce sens, qu'il s'agisse de cris, de signes
ou de symboles colorés. Dans les « dialogues »
entre ces animaux et leurs maîtres, certains éléments
ressemblent à une référence au passé ou à
l'avenir, ou à une négation, ou à l'établissement
d'une différence entre deux objets. Tout cela reste néanmoins
fort limité.
Le grand atout de l'homme reste sa capacité à
construire des phrases (la syntaxe donc), à les complexifier, et
en construire à l'infini. Cette créativité manque
aux animaux. Il leur manque aussi l'aspect narratif du langage :
on n'en voit guère se raconter des histoires... Tout cela, une fois de
plus, dans l'état actuel des connaissances.
Découverte 2010 : des singes relancent le débat sur l'origine
du langage (info Sciences & Vie 1114, p. 92 et sq)
Depuis plus de quatre ans,
une équipe de l'Université de Rennes 1 et du CNRS, avec à
sa tête l'éthologue Alban Lemasson, avec l'aide d'autres spécialistes
internationaux, étudie une petite espèce de singes : la mone
de Campbell. Dans cette espèce, les individus communiquent entre
eux à l'aide d'un répertoire de cris variés, qu'ils combinent
en séquences vocales, de la même manière que l'homme combine
des mots pour faire des phrases. Le répertoire n'est certes pas riche
à l'échelle humaine, il est aussi très... simiesque (forcément !),
mais les éléments possèdent une sémantique, qui
peut varier avec l'utilisation d'une sorte de suffixe ; la mone de Campbell
utilise une forme primitive de syntaxe, où un simple changement dans
la succession des cris suffit pour que le sens global de la communication soit
transformé, selon diverses recombinaisons possibles. L'éthologue
Alban Lemasson s'avère capable d'écouter un enregistrement de
ces cris, et de le traduire au fur et à mesure... : Là,
le mâle signale qu'il a entendu un léopard ; maintenant, il
veut rassembler les femelles pour s'éloigner...
La doctrine commune
des spécialistes suppose que, dans l'Evolution, le langage est d'abord
apparu sous forme gestuelle chez les grands singes avant de devenir verbal.
Or, tandis que les singes sont de piètres apprentis du langage humain,
d'autres espèces font merveille : les oiseaux, les cétacés
et d'autres mammifères marins. Plus, cas qui n'est sans doute pas unique
chez les primates (il y a aussi les singes muriquis), la mone de Campbell,
qui ne fait pas partie des grands singes. Le langage vocal est peut-être
apparu bien plus tôt qu'on ne le pensait dans l'Evolution, avant que la
branche des grands singes ne se sépare des autres ; il se serait
conservé et développé chez nos ancêtres, mais pas
chez les singes anthropoïdes.
Voici le tableau dressé par Alban
Lemasson, cliquez sur l'image pour l'agrandir dans une autre fenêtre :
Suite : Hypothèses anciennes sur l'apparition
du langage