AUX SOURCES DU LANGAGE |
La communication - Les animaux - Hypothèses anciennes - Préhistoire -
II - Les animaux ont-ils un langage ?
Voilà une question à laquelle les grands esprits du passé, philosophes, théologiens, scientifiques, ont répondu catégoriquement : non !
Entendons-nous bien : ce fut la conviction de ceux que nous qualifierions aujourd'hui d'intellectuels, dans notre civilisation ; les maîtres à penser de la pensée occidentale ; il s'agit donc de notre héritage. Il y a eu, et il y a toujours, des civilisations où les animaux, ou bien certains animaux, étaient déifiés : en Inde, les animaux sont sacrés ; dans l'Égypte ancienne, on embaumait des chats, certainement pas pour en conserver le souvenir attendri. Un dieu, par définition, est au-dessus de l'homme, il possède donc une pensée, et un langage, que les pauvres mortels sont bien incapables de déchiffrer. Évitons donc de considérer que seule la pensée occidentale mérite de la considération.
Revenons à la tradition dont nous sommes héritiers. Le point de vue des maîtres à penser était fondamentalement métaphysique : l'homme est le roi de la Création ; l'homme seul a une âme, et avec elle une pensée, des sentiments, et un langage. C'est le point de vue des théologiens. Ce fut aussi celui de la plupart des philosophes, ainsi que des scientifiques, au moins jusqu'à Darwin. Il n'est pas exclu que ces antécédents métaphysiques influencent encore des linguistes, et faussent leur jugement. Méditons un instant les deux faits suivants :
Il est aujourd'hui évident que les animaux perçoivent leur environnement, réagissent, subissent des traumatismes (un chien peut faire une dépression nerveuse !), bref possèdent des sentiments et une forme de conscience, à leur mesure. Cela ne signifie pas que leur pensée soit structurée comme la nôtre, ni qu'ils possèdent un langage digne de ce nom, mais gardons-nous des opinions catégoriques.
1) - Les candidats au langage
Les meilleurs candidats sont forcément ceux qui possèdent le plus gros intellect. Le langage est lié à l'intelligence. Le comportement de certains animaux nous apprend donc qu'ils sont capables d'une forme de raisonnement ; ceux qui manifestent une conscience de soi, et ceux qui utilisent des outils sont à placer en tête de liste. Voici des candidats à examiner, même si c'est pour les recaler en fin de compte :
2) - Les bases du langage
Les spécialistes du comportement animal (les éthologues) se gardent bien aujourd'hui d'établir une coupure totale entre la communication humaine et la communication animale. Il semble que tous, ou presque tous les aspects de notre communication se trouvent en germe dans la communication animale, mais à un degré moindre, de manière dispersée (pas tous les aspects dans la même espèce), et surtout avec beaucoup moins de créativité. Ainsi :
Le dialogue : lequel d'entre nous n'a jamais eu le sentiment
de dialoguer avec son chien ou son chat, et d'en obtenir des réponses ?
Évidemment, la compréhension mutuelle est fort limitée.
Mais les chats par exemple modulent étonnamment leurs miaulements,
en fonction de notre humeur et de nos réactions, ils nous manipulent
à merveille pour parvenir à leurs fins, quelques croquettes
dans la gamelle. Là où le dialogue est le plus intéressant,
c'est bien sûr à l'intérieur de l'espèce, voir
le cas des bonobos plus haut (le bonobo, autrefois compté comme une
variété de chimpanzé, est aujourd'hui reconnu comme
une espèce à part entière, la plus proche de nous).
Le message mensonger : des oiseaux ou des singes peuvent pousser
de faux cris d'alarme en l'absence d'un prédateur, quand il y a compétition
pour la nourriture. Un animal n'est pas une mécanique, il n'est pas
forcément « honnête ». Un chimpanzé
informe joyeusement ses congénères quand la nourriture trouvée
est abondante, il crie moins fort quand elle est moins abondante, et pas
du tout quand il y en a peu et qu'il veut tout garder pour lui.
La capacité de communiquer sur la communication (métacommunication) :
chez les singes, un animal adulte corrige un petit quand celui-ci ne s'exprime
pas correctement, par exemple quand il pousse sans raison un cri d'alarme.
La subtilité du message : un cri d'avertissement n'est pas
forcément une réaction instinctive ; certains singes
poussent des cris différents selon que le prédateur est terrestre
ou aérien, et la tribu s'enfuit ou sur le sol ou dans les arbres
selon le cas.
La syntaxe : certains singes semblent associer deux ou
trois cris différents, et les expériences avec les animaux
de laboratoire vont bien dans ce sens, qu'il s'agisse de cris, de signes
ou de symboles colorés. Dans les « dialogues »
entre ces animaux et leurs maîtres, certains éléments
ressemblent à une référence au passé ou à
l'avenir, ou à une négation, ou à l'établissement
d'une différence entre deux objets. Tout cela reste néanmoins
fort limité.
Le grand atout de l'homme reste sa capacité à construire des phrases (la syntaxe donc), à les complexifier, et en construire à l'infini. Cette créativité manque aux animaux. Il leur manque aussi l'aspect narratif du langage : on n'en voit guère se raconter des histoires... Tout cela, une fois de plus, dans l'état actuel des connaissances.
Découverte 2010 : des singes relancent le débat sur l'origine
du langage (info Sciences & Vie 1114, p. 92 et sq)
Depuis plus de quatre ans,
une équipe de l'Université de Rennes 1 et du CNRS, avec à
sa tête l'éthologue Alban Lemasson, avec l'aide d'autres spécialistes
internationaux, étudie une petite espèce de singes : la mone
de Campbell. Dans cette espèce, les individus communiquent entre
eux à l'aide d'un répertoire de cris variés, qu'ils combinent
en séquences vocales, de la même manière que l'homme combine
des mots pour faire des phrases. Le répertoire n'est certes pas riche
à l'échelle humaine, il est aussi très... simiesque (forcément !),
mais les éléments possèdent une sémantique, qui
peut varier avec l'utilisation d'une sorte de suffixe ; la mone de Campbell
utilise une forme primitive de syntaxe, où un simple changement dans
la succession des cris suffit pour que le sens global de la communication soit
transformé, selon diverses recombinaisons possibles. L'éthologue
Alban Lemasson s'avère capable d'écouter un enregistrement de
ces cris, et de le traduire au fur et à mesure... : Là,
le mâle signale qu'il a entendu un léopard ; maintenant, il
veut rassembler les femelles pour s'éloigner...
La doctrine commune
des spécialistes suppose que, dans l'Evolution, le langage est d'abord
apparu sous forme gestuelle chez les grands singes avant de devenir verbal.
Or, tandis que les singes sont de piètres apprentis du langage humain,
d'autres espèces font merveille : les oiseaux, les cétacés
et d'autres mammifères marins. Plus, cas qui n'est sans doute pas unique
chez les primates (il y a aussi les singes muriquis), la mone de Campbell,
qui ne fait pas partie des grands singes. Le langage vocal est peut-être
apparu bien plus tôt qu'on ne le pensait dans l'Evolution, avant que la
branche des grands singes ne se sépare des autres ; il se serait
conservé et développé chez nos ancêtres, mais pas
chez les singes anthropoïdes.
Voici le tableau dressé par Alban
Lemasson, cliquez sur l'image pour l'agrandir dans une autre fenêtre :
Suite : Hypothèses anciennes sur l'apparition
du langage