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LA PHRASE
(définition, reconnaissance, quelques éléments de réflexion)

I - DÉFINITION, RECONNAISSANCE

1) Définition traditionnelle

La phrase est l'unité de communication linguistique : c'est la suite phonique minimale par laquelle un locuteur adresse un message à un auditeur. (Grevisse)

Les grammaires qui utilisent les acquis de la linguistique font référence à un énoncé oral. Les grammaires plus traditionnelles font, elles, référence à un énoncé écrit, puisqu'elles envisagent comme limite à la phrase le point. Une autre façon de définir la phrase consiste donc à considérer les séquences de mots séparés par des points. Détaillons les critères retenus :

Attention : la qualité du message, sa logique, n'entre pas en ligne de compte :

D'incolores idées vertes dorment furieusement. (phrase inventée par Chomsky)

Cette phrase est idiote, mais c'est une phrase. De même :

Le couloir de la cuisine était clair, vitré des deux côtés, et une soleil brillait de chaque côté, car Colin aimait la lumière. (Boris Vian, L'Écume des jours)
Si vous m'auriez ennuyée, je vous l'aurais dit. (un personnage de Proust)

Une phrase absurde ou incorrecte reste une phrase. Où est la limite pourtant ?

Moi y en a vouloir des sous.
Patron rentrer soir.

Ces phrases agrammaticales (comme pour un télégramme) contiennent pourtant un message.

2) Difficultés de la définition

Vous y dansiez petite fille
Y danserez-vous mère-grand
C'est la maclotte qui sautille
Toutes les cloches sonneront
Quand donc reviendrez-vous Marie
   
(G. Apollinaire, Alcools, Marie)

Apollinaire joue d'ailleurs parfois sur l'ambiguïté provoquée par cette absence.

Mon mari est parti pour deux jours. Or, je n'ai pas de voiture. Je ne pourrai donc pas me rendre à notre rendez-vous. Vous allez vous inquiéter. Ce n'est pas justifié. Il n'y a pas de raison.
Comme mon mari est parti pour deux jours et que je n'ai donc pas de voiture, vous allez vous inquiéter de ce que je ne vienne pas au rendez-vous, ce qui n'est pas justifié, car il n'y a pas de raison.

Dans la 1ère version, 6 phrases contiennent chacune un message complet. Dans la 2ème, une seule phrase contient l'ensemble, ce qui donne encore un message complet.

En fait, c'est la constitution d'une séquence de mots en phrase qui lui confère ce caractère complet, et pas l'inverse. La complétude est une conséquence, pas un critère a priori.

3) Définition syntaxique

Une définition ne peut être complète sans critères syntaxiques : de même qu'on définit une partie du discours avec des critères morphologiques, contextuels, syntaxiques et sémantiques.

En syntaxe, une phrase est une unité supérieure, l'unité maximale dans un ensemble qui est le discours. C'est une unité complète et autonome, c'est-à-dire qu'elle n'entretient pas de relations grammaticales avec une autre unité quelconque, elle n'entre pas dans une construction syntaxique d'ordre supérieur : elle n'est pas un constituant dans un ensemble supérieur.

A l'inverse, la phrase est un ensemble formé de constituants (les constituants immédiats) ; et c'est dans le cadre de la phrase que se déploient les réseaux de relations qui forment les fonctions. Ces fonctions concernent les unités simples (les mots) et les unités complexes (les groupes, ou syntagmes) à l'intérieur de la phrase.

Cela ne signifie pas que les éléments de la phrase n'aient aucun rapport avec d'autres éléments dans d'autres phrases, mais ces rapports ne sont pas syntaxiques. Ainsi, un pronom (personnel par exemple), trouve son référent en général dans la phrase précédente, ou dans une séquence précédente du même discours ; ce référent est son antécédent [au sens large, pas seulement concernant le pronom relatif] : cela se place sur le plan sémantique. Ce pronom, par exemple elles, va porter le genre et le nombre, voire comme ici la personne, de son antécédent : cela se place sur le plan morphologique. Mais ce pronom n'entretiendra aucune relation syntaxique avec son antécédent ; sa fonction ne dépend pas de lui. Ces rapports sémantiques et morphologiques ne déterminent pas la construction de la phrase qui nous intéresse.

Un autre critère, qui n'est pas franchement syntaxique, mais qui conditionne ce qu'on peut appeler le profil syntaxique de la phrase : seule une phrase peut appartenir à un type de phrase, assertif, interrogatif, injonctif. Quand on y réfléchit, cela contient une lapalissade, mais c'est un critère indiscutable : un mot, un syntagme, un élément de phrase, ou un discours entier ne peuvent appartenir à un type de ce genre. Rappelons que nous sommes ici dans le domaine de l'énonciation.

Concernant la phrase complexe, on pourra remarquer que les subordonnées sont des éléments phrastiques modifiés ; ou, si on veut, des phrases qui ont perdu leur autonomie et qui, partant, ne sont plus des phrases. Les subordonnées ont une fonction, elles sont le plus souvent compléments, et sont donc des constituants de phrase. Une subordonnée interrogative, par exemple, n'appartient plus au type de phrase interrogatif. C'est la principale qui détermine le type de phrase.

Il faut regrouper tous les critères que nous avons envisagé, et ne pas se contenter d'un seul. Au total, quel que soit l'angle sous lequel on l'aborde, la phrase est l'unité de discours, l'unité d'énonciation.

4) Difficultés de reconnaissance

Là encore, quel que soit le critère envisagé, et en envisageant l'ensemble des critères, il reste deux difficultés de reconnaissance.

On avait donné dans le Nord un grand coup de pied dans la fourmilière, et les fourmis s'en allaient. Laborieusement. Sans panique. Sans espoir. Sans désespoir. Comme par devoir. (Saint-Exupéry, sur l'exode de 1940)

Un auteur peut choisir d'utiliser une ponctuation plus forte, ou au contraire plus faible que la normale, pour produire un effet. Bien sûr, oralement, cela correspond à une intonation particulière.

Quand on étudie une phrase de ce genre, il faut précisément tenir compte de l'intention de l'écrivain, de sa façon de déstructurer la phrase, et faire remarquer que la phrase graphique ne correspond pas à la phrase syntaxique. Il faut donc mettre en évidence les relations syntaxiques (en reconstituant), et montrer comment l'auteur brise apparemment - apparemment seulement - ces relations, et expliquer quel est l'effet produit. Ici, par exemple, une lenteur qui figure celle des colonnes d'évacués, une désorganisation aussi.

Un bon auteur, justement, sait briser les moules, les carcans de l'expression normale (canonique), mais toujours en gardant ses références par rapport à elle.

Il n'est pas de solution-miracle pour étudier les problèmes posés par la coordination, la juxtaposition, les propositions incises, les parenthèses, tous ces éléments phrastiques qui n'entretiennent pas de relations syntaxiques mais se trouvent inclus dans la même phrase graphique ; deux indépendantes coordonnées par exemple :

Le chemin est encore long, et le soleil est près de se coucher.

De même :

Le chemin est long, nous sommes fatigués. (2 ind. juxtaposées)
Il n'est, dit le meunier, plus de veaux à mon âge. (La Fontaine)
Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence. (Lamartine)

Quand la succession de deux ou plusieurs phrases grammaticales (indépendantes) à l'intérieur de la même phrase graphique n'entraîne aucune modification de l'une ou de l'autre, on peut sans problème parler de sous-phrases, coordonnées ou juxtaposées (ce que nous étudierons) ; entre elles, le lien est lâche, ou inexistant, et en tout cas non syntaxique : on est dans des rapports d'égalité, non de dépendance. C'est le cas des phrases 1 et 2, et même de la 4, car la proposition incise est de type interrogatif, et sa forme ne dépend pas du reste de la phrase.

Par contre, pour la 3, l'inversion du sujet, et l'absence de COD pour le verbe dire posent problème. Dans un certain nombre de cas, qui sont intermédiaire entre l'autonomie totale et la liaison explicite, on est amené à parler de subordination implicite. C'est un problème - épineux ! - que nous envisagerons.

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