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L'ORIGINE DES LANGUES

I - LES FAMILLES

Les langues sont groupées en familles. Cela signifie qu'elles ont des parentés entre elles, qu'on peut parler de langues-soeurs, ou cousines, ou petites cousines... On cherche aussi des “langues-mères” sur le plan historique [mais attention : c'est une métaphore ; le processus est très lent, et seul le recul de l'Histoire permet de juger]. Ces parentés se retrouvent dans la prononciation, le lexique, mais aussi la syntaxe ou la morphologie (constructions, déclinaisons...), qui sont la base de la langue et évoluent beaucoup moins vite. Ces parentés correspondent à des peuplements sur le plan géographique, mais ces peuplements sont liés à l'Histoire, c'est-à-dire aux déplacements de populations et aux invasions.

Le classement des familles, et leur nombre, simplement, dépendent des points de vue des spécialistes. On compte jusqu'à 6 000 langues (ou 4 à 5 000, cela dépend si on considère les variantes comme patois, dialectes), organisées en 400 familles “évidentes” (comme les langues latines), elles mêmes regroupées en grandes familles, une de 12 à 30 selon les regroupements ; ces dernières sont regroupées en fonction d'une langue ancestrale commune, qu'on appellera une proto-langue, non attestée (par manque de traces écrites), mais reconstituée par les spécialistes en fonction de sa descendance. En voici les principales (entre parenthèses, les groupes, ou sous familles), celles qui ne sont pas contestées en principe :

 

Famille indo-européenne (langues slaves, baltes, germaniques, celtiques, romanes, indiennes, iraniennes, grecque, albanaise)

Famille finno-ougrienne (finnois [Finlande], lapon, hongrois [magyar]...) sous ensemble de la famille ouralo-altaïque [Oural = montagne, + Altaï = montagne de Russie, Mongolie, Chine] (turc, mongol, basque, + liens avec coréen et japonais [lui même lié au chinois]...)

Famille sino-tibétaine (chinois, tibétain, birman...)

Famille chamito-sémitique [prononciation : kamito] (arabe, hébreu...) [chamitique = prétendument issu de Cham, 2ème fils de Noé, noir, qui se moqua de l'ivresse de son père et fut puni => populations africaines, Somalie, Éthiopie, Soudan...]

Famille austronésienne, ou malayo polynésienne (indonésien, mélanésien, polynésien... + Madagascar)

Famille amérindienne (iroquois, sioux...)

+ un certain nombre de familles, plus ou moins éparses ou importantes : eskimo-aléoute, nigéro-congolaise, etc., ainsi que des “isolats”.

Plus on remonte le temps, plus on trouve de ressemblances entre les familles. On peut ainsi grouper : indo-européen + ouralien > eurasiatique (on trouve des points communs dans les pronoms, dans les conjugaisons, etc. C'est ainsi qu'on parvient à organiser les familles reconnues en familles de niveau supérieur, possédant des “ancêtres” communs.

II - UNE LANGUE UNIQUE ?

Certains spécialistes ainsi vont très loin. En général, ceux qui proposent des regroupements inattendus sont très décriés par les autres spécialistes. Il n'est pas facile d'aller contre les idées reçues. Et puis, les spécialistes ne sont pas forcément ouverts aux nouveautés, parce que d'une certaine manière elles remettent en cause leur doctrine, et ruinent leur fond de commerce et leur tranquillité. Tel spécialiste d'une langue très rare est à peu près seul à l'étudier, et n'est pas contesté. Si quelqu'un fait la liaison entre cette langue et d'autres langues, ledit spécialiste va perdre une partie de son indépendance dans sa spécialité, il n'aura plus la paix dans les colloques, il sera contraint de s'intéresser aux langues soeurs ou cousines étudiées par ses chers collègues et néanmoins concurrents... C'est ce qu'explique un linguiste français traducteur d'un ouvrage dont nous allons parler, et qui a fait scandale (dans le lanterneau linguistique) il y a quelques années.

Auparavant, il faut rappeler que l'idée d'une langue-mère est un fantasme ancien. Dans les siècles précédents, on a pensé qu'il y avait une langue originelle de l'humanité, avant que le courroux de Dieu y mette la pagaille suite à l'épisode de Babel. Certains ont pensé que c'était le latin, d'autres l'hébreu : la langue d'Adam et Ève, bien sûr. On utilisait des raisonnements tarabiscotés pour expliquer comment on était passé de l'écriture de droite à gauche à l'écriture de gauche à droite (et de haut en bas dans les langues orientales !). Une préoccupation du même type n'est pas forcément absente des recherches des linguistes américains, ou des généticiens, qui peuvent être marqués par le créationisme. Néanmoins...

Des spécialistes américains (un peu iconoclastes), à leur tête Merritt Ruhlen, ont fait des recherches à partir des racines de base de la plupart des langues du monde, y compris anciennes, à partir des notions universelles : eau, os, chien, homme, mère, enfant, bras, terre, trou... , étendus à des significations voisines (ex : chien / loup / renard argenté ou eau / source / rivière / lac...). Et ils ont trouvé des ressemblances troublantes, qui les ont amenés à reconstituer une proto-langue originelle de l'humanité entière. Rien ne garantit l'exactitude bien sûr, car cette langue remonterait à une époque sans écriture (ni magnétophones !) ; et puis, le phonétisme d'une langue évolue avec le temps, ainsi que le sémantisme des mots. Disons qu'il s'agit là d'une hypothèse très intéressante, avec des arguments.

Exemples de mots reconstitués, et d'équivalents dans diverses langues :

chien (chienne, loup, renard...) 

protolangue originelle 

proto-indo-européen 

langues afro-asiatiques

langues amérindiennes

vieux turc

proto-ouralien

mongol

kuan

kwon

kano, kana kene, kunano

kuan, kwan, kiano

qanciq

küjnä (loup)

qani (chien sauvage)

basque

esquimo-aléoute

chinois archaïque

tibéto-birman

austronésien

 

koin

qanaya

khiwen

kwiy

nkaun

eau

protolangue originelle

latin

proto-algonquin central

awyu (indo- pacifique)

Afrique

allemand

proto-ouralien

aq'wa 

aqua

akwa

okho

aqw, ago..

Quelle (source)

youka  (rivière)

(Andes) 

nilo-saharien

(Amérique du Sud)

Amérinde

Divers

 

aka (lac)

agud (nuage)

oko (pluie)

uaka, yaku, kwa

ako (laver), aïku (humide), waïko (boire)

Référence : Merritt Ruhlen, L'Origine des langues. Sur les traces de la langue mère. Editions Belin, traduction de Pierre Bancel, linguiste français.

Cette théorie d'une langue originelle de l'humanité a rencontré des oppositions, nous l'avons dit, comme toutes les tentatives précédentes pour regrouper des langues apparemment disparates, par exemple pour regrouper en 4 familles un millier de langues africaines (travaux d'Harold Greenberg). Les oppositions relèvent souvent d'une forme de racisme : certains admettent difficilement qu'on mette sur le même plan des langues dites « civilisées » et des langues dites « primitives ».

La génétique a apporté des éléments qui vont dans le sens de cette théorie.

Tout d'abord, les paléontologues comme Yves Coppens ont tendance à estimer que dès que l'homme a eu à la fois les capacités physiques (libération du larynx par la station debout) et les capacités cérébrales nécessaires, il a pu élaborer une forme de langage primitif. Cela peut remonter aux australopithèques, soit 1 à 3 millions d'années. Ce langage a pu s'appuyer sur des onomatopées, mais il ne faut pas nier la part d'abstraction dans le langage, même à cette époque.

L'humanité actuelle (Homo Sapiens Sapiens) remonte sans doute à 100 000 ans au moins (120 000 à 140 000 ans sans doute). Les généticiens datent de cette époque la dernière séquence ancestrale commune. Auparavant, il y avait plusieurs espèces d'hommes, comme l'Homme de Neandertal, qui a été longtemps contemporain de l'homme moderne (Cro Magnon), et qui a dû disparaître il y a 30 000 ans. L'homme moderne a essaimé partout dans le monde, mais ça ne veut pas dire que, par exemple, les chinois ou les américains (amérindiens) actuels descendent de ceux qui ont habité chez eux il y a 60 ou 80 000 ans. En fait, il semble, d'après la génétique, que l'humanité ait failli disparaître au cours d'une glaciation, et qu'elle ait été réduite à une population de l'ordre de 30 000 individus (10 000 reproducteurs), entre 30 000 et 60 000 ans avant notre époque. En dessous de 10 000 individus (3 000 reproducteurs), l'humanité aurait pu disparaître. L'homogénéité de l'espèce humaine actuelle, confirmée par la génétique, s'explique par ce « goulet d'étranglement » qu'aurait connu notre espèce. Il s'agissait probablement d'une population regroupée, on ne sait où ; elle pouvait donc avoir une langue unique, même avec des variantes. Il est possible aussi que les autres langues soient disparues sans descendance. Ou bien qu'une langue unique ait existé, sans qu'elle ressemble à ce que décrit Merritt Ruhlen.

On notera qu'il y a 100 000 ans et davantage, y compris chez les néandertaliens, on creuse des tombes, on pratique des rituels funéraires, avec des offrandes aux défunts, on fabrique des parures, il y avait donc probablement des croyances, une vie spirituelle ; on s'occupe des blessés et des vieillards, dans une vie sociale sans doute élaborée ; on taille des outils avec une grande précision. Les néandertaliens possédaient très certainement aussi un langage. Il y a plus de 50 000 ans, on voit apparaître des formes d'art : gravures, sculptures, puis peintures rupestres, certaines ont été réalisées par des néandertaliens à une époque ou Sapiens n'était pas arrivé. C'est une vraie révolution culturelle. Il est possible que soient apparues à cette époque de nouvelles facultés linguistiques. Jusque là, il y aurait eu au moins des proto-langages, permettant aux hommes de communiquer ; mais les langues (la langue ?) se seraient développées alors, autorisant un plus grand développement de la pensée. L'outillage s'est aussi perfectionné ; et plus tard, l'agriculture et l'élevage sont apparus, permettant à l'humanité de se développer et de s'étendre sur toute la surface de la planète. Les populations ont évolué (dans leurs caractéristiques physiques et sociales), leurs langues aussi. Les échanges, les débuts du commerce ont très certainement enrichi les langues, et favorisé non seulement les créations de mots, mais aussi les emprunts, donc les mélanges lexicaux.

Remarques :

1) L'hypothèse d'une origine unique reste une hypothèse. Le premier reproche que l'on peut faire à Merritt Ruhlen est d'avoir extrapolé dans l'inconnu : à partir des proto-langues déjà reconstituées, donc incertaines, il applique les mêmes méthodes à l'échelon supérieur, et accumule donc les incertitudes. Sur le plan phonétique, l'évolution est rapide (on comparera le latin et le français, sur moins de 2000 ans). Les ressemblances sont peut-être dues au hasard.

2) Une langue n'est pas seulement une accumulation de mots. Le plus important, ce qu'il serait intéressant de connaître, c'est la structure de cette langue fort ancienne. On remarquera que plus on remonte dans le temps, plus on trouve de langues à déclinaisons complexes. Comment cette morpho-syntaxe a-t-elle bien pu se constituer, et quand ?

3) Il est impossible d'imaginer ce que fut la langue des hommes préhistoriques au delà de quelques milliers d'années. Or, des proto-langages, protolangues ou langues véritables existent certainement depuis Homo Sapiens et Neandertal, ce dernier ayant été largement réhabilité par des travaux récents ; Homo Erectus ou Homo Habilis peut-être, certains poussant jusqu'aux australopithèques... Hypothèses concernant l'origine du langage : onomatopées, imitation de cris d'animaux et de bruits de la nature ; ou rapports avec les gestes ; ou sortes de chants, mélopées, une expression très modulées (comme les baleines ?!)... Voir les chapitres qui y sont consacrés ci-avant. Mais nos ancêtres lointains ne doivent surtout pas être pris pour des demeurés : les études montrent qu'ils étaient très adaptés à leur environnement, et qu'ils communiquaient beaucoup. L'orgueil de l'homme moderne le conduit à penser qu'avant lui rien de valable n'existait. Les idées reçues sur la préhistoire sont nombreuses et coriaces. Au XXIème siècle, on s'intéresse de plus en plus non seulement à l'intelligence des animaux mais à celles des plantes, des arbres tout particulièrement ; alors, méfiance, modestie...