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HISTOIRE DE LA MORPHOLOGIE

A - L'ÉVOLUTION DE LA DÉCLINAISON

On rappellera que la notion de flexion, les déclinaisons, constituent un héritage de l'indo-européen, où existent les six cas du latin + le locatif et l'instrumental. On trouve des déclinaisons en grec, en latin, en sanskrit, les langues anciennes en général, et aujourd'hui encore en allemand et dans d'autres langues.

I - La déclinaison des noms, du latin au français

La chute de la déclinaison s'explique par des phénomènes qui datent du latin classique. D'abord, le classement en six cas (fait par nos grammairiens, dans les ouvrages à but pédagogique) est un classement pratique, mais artificiel. Dans la réalité, seule la 1ère déclinaison (dominus), au masculin, possède une forme de vocatif autonome (domine) ; dans les autres, ce cas se confond avec le nominatif. Les déclinaisons ne possèdent que 5 formes réelles au maximum (dominus), et souvent 3 (il y a souvent identité des désinences du datif et de l'ablatif ; le neutre se résume à 3 formes : templum / templi / templo).

En fait, pour les latinophones, c'étaient là plutôt des formes indifférenciées servant chacune à plusieurs usages.

Une erreur des grammairiens a toujours été de vouloir faire correspondre une forme (un cas) et une fonction. Les deux sont liées, mais ce n'est pas 1 pour 1 (ex : nominatif = sujet ou attribut du sujet). Aucune langue n'a possédé autant de cas que de fonctions.

Cette polyvalence des cas a entraîné, dès l'époque classique, un développement des prépositions, dont l'usage date également de l'indo-européen ; et on trouve en latin des constructions en concurrence, comme préposition + accusatif ou ablatif au lieu du génitif ou du datif. Cette tendance n'a fait que s'accentuer par la suite. Elle a été renforcée par la disparition de certaines consonnes finales qui marquaient les cas, comme le m final, dès l'époque classique, en latin parlé (d'où une même prononciation pour regem, accusatif, et rege, ablatif). Les marques sont devenues redondantes : la déclinaison + la préposition, d'où une simplification, et la disparition de la déclinaison.

Voici les tendances, les résultats :

=> en ancien français, il ne reste que le cas sujet et le cas régime. Voici les formes dominantes :

masculin

Latin singulier pluriel   singulier pluriel
Ancien français
nominatif murus muri
>
murs mur
Cas Sujet
accusatif murum muros
>
mur murs
Cas Régime

féminin

Latin (populaire) singulier pluriel   singulier pluriel
Ancien français
nominatif filia filias
>
fille filles
Cas Sujet
accusatif filiam filias
>
fille filles
Cas Régime

Notes :

Au XIVème siècle, le système se réduit, seul le cas régime survit, d'où notre marque du pluriel actuelle, en -s.

Une 3ème déclinaison existe aux deux genres, issue des imparisyllabiques latins, des mots qui avaient une syllabe de plus à certains cas (comme le génitif), avec une alternance d'accent. Pour ce type de mots, il y a eu des réfections, c'est-à-dire qu'on les a transformés pour qu'ils gardent un nombre fixe de syllabes et perdent leur alternance d'accent. Ces réfections, commencées à l'époque impériale, se sont étendues après la rupture de l'unité romaine. Elles concernèrent les noms de choses, mais pas les noms communs de personnes, à cause de leur fréquence d'emploi (la conservation d'une irrégularité marque un emploi fréquent). On trouve donc les formes suivantes :

masculin

Latin singulier pluriel   singulier pluriel
Ancien français
nominatif senior seniori
>
sire segnor
Cas Sujet
accusatif seniorem seniores
>
segnor segnors
Cas Régime

féminin

Latin singulier pluriel   singulier pluriel
Ancien français
nominatif soror sorores
>
suer serors
Cas Sujet
accusatif sororem sorores
>
seror serors
Cas Régime

D'où des mots distincts en français moderne :

II - La déclinaison des adjectifs

On trouve 3 classes d'adjectifs :

1ère classe (voir la déclinaison dominante des noms)

 

masculin

féminin

neutre
  sing plur sing plur sing
CS bons bon bone bones bon
CR bon bons bone bones  

[le neutre n'est employé que comme attribut d'un pronom neutre singulier ou d'un infinitif]

2ème classe (issue du latin en -is, -is, -e > adjectifs épicènes au singulier)

 

masculin

féminin

neutre
  sing plur sing plur sing
CS granz grant granz granz grant
CR grant granz grant granz  

même déclinaison :

traces actuelles de ce féminin, qui a duré jusqu'au XIVème siècle (l'analogie a joué de bonne heure en faveur de la 1ère déclinaison) :

3ème classe (elle concerne les comparatifs latins, à déplacement d'accent, cf. 3ème déclinaison des noms)

 

masculin

féminin

neutre
  sing plur sing plur sing
CS graindre graignor graindre graignors graignor
CR graignor graignors graignor graignors  

On trouve en ancien français (avec des survivances dans les comparatifs synthétiques modernes) les alternances suivantes :

En ancien français, la plupart des adjectifs possèdent un comparatif analytique formé avec plus, comme en FM.

III - Autres déclinaisons

1) La déclinaison des pronoms relatifs et interrogatifs

Une déclinaison établit un lien entre la forme d'un mot et son usage dans la phrase, essentiellement la fonction. En français moderne, le pronom relatif continue à se décliner, puisqu'il possède des formes sujet / COD (régime direct) / COI (régime indirect), etc. C'est vrai aussi du pronom personnel, et, avec des variantes, du pronom interrogatif.

En français encore, les pronoms relatifs et interrogatifs sont quasiment les mêmes, à l'exception de dont. Cette confusion remonte au latin, même dans ses formes les plus anciennes (mais elle ne se trouve pas en grec). L'évolution phonétique a en outre unifié certaines formes, et rajouté à la confusion.

Une différence quand même : le pronom relatif possède un antécédent, et peut donc sans inconvénients perdre certaines marques, comme celles du genre et du nombre, puisqu'elles sont redondantes. Ce n'est pas le cas du pronom interrogatif, qui a dû au moins conserver la distinction entre animé (humain) et inanimé ; par exemple, au régime direct : «Qui voyez-vous ? / Que voyez-vous ?»

En ancien français, on a le paradigme suivant :

  animé (masc-fém) inanimé (neutre)
nominatif > CS qui > qui, [ki] quid, quod > que
accusatif > CR direct, COD quem > que quid, quod > que
datif > CR indirect, COI cui > cui [kui] quid > quoi

2) Pronoms personnels

Le latin classique n'utilisait pas de pronoms personnels sujets (la conjugaison suffisait), mais il avait des pronoms personnels compléments, comme les accusatifs me, te, se (réfléchi), qui se déclinaient. On trouvait aussi des formes fortes qui pouvaient servir dans des tournures d'insistance, comme les nominatifs ego, tu. Pour la 3ème personne, on utilisait si nécessaire des démonstratifs : is, ille, iste.

L'ancien français n'exprimait pas habituellement de pronom sujet à la 2ème et à la 3ème personne ; à la 1ère, parfois il en utilisait et parfois il ne le faisait pas. En français moderne, l'usage en est systématique.

Les pronoms personnels français viennent de pronoms personnels latins pour les deux premières personnes, et du démonstratif latin ille pour la 3ème (avec ses genres et sa déclinaison) ; celui-ci a donné aussi bien les formes sujets (il, elle) que les formes compléments (le, la, lui), ainsi que notre article défini, car on l'a utilisé comme déterminant.

Nous avons en français des formes faibles comme me, et des formes fortes comme moi ; l'origine latine est la même (me), mais c'est la situation, atone ou tonique, qui a fait la différence dans l'évolution phonétique. La situation, cela correspond, depuis le latin populaire, à une place par rapport au verbe : le pronom est faible, atone, devant le verbe (proclitique, conjoint), il est tonique derrière le verbe : avec une préposition, il prend son indépendance et la même force qu'un nom. Le latin classique plaçait le verbe à la fin de la phrase, le latin vulgaire probablement au centre, avec des pronoms régimes disjoints postposés au verbe.

3) Les possessifs

En latin, les mêmes mots servaient soit de déterminants soit de pronoms : meus / tuus / suus, dont la déclinaison était tout à fait régulière. Au pluriel, noster, vester (> voster), suus.

En ancien français, on n'a pas encore la distinction actuelle pronoms / déterminants, mais l'alternance forme accentuée (forte) / forme non accentuée (atone, faible).

Pour s'y retrouver dans la déclinaison, il faut se souvenir de celle des noms ou des adjectifs : masculin s/ _ / _ / s + féminin conforme à l'usage actuel (s au pluriel CS et CR).

 

(masculin) accentué

non accentué

  sing plur sing plur
CS miens mien mes mi
CR mien miens mon mes

Les formes faibles ne s'utilisent que comme déterminants, devant le nom. C'est devenu l'usage actuel. A noter que le féminin peut s'élider devant voyelle, ce qu'on a conservé longtemps dans m'amie (> ma mie), m'amour (> faire des mamours), t'ante (> tante).

Les formes fortes peuvent s'utiliser comme pronoms, comme aujourd'hui, mais en fait elles s'utilisent comme de véritables adjectifs qualificatifs, en situation d'épithète ou d'attribut. Nous avons conservé quelques traces de cet usage : un mien cousin (épithète antéposée), ce livre est mien (attribut). En ancien français, on utilise fréquemment ce terme derrière un article défini ou indéfini, ou un adjectif démonstratif, ce qui donne l'impression d'une double détermination. Dans cet usage, le possessif précédé de l'article défini finira par se dispenser du nom et le représenter, bref par devenir pronom, à partir du XVIème siècle. On trouvera encore couramment des archaïsmes au XVIIème.

4) Les démonstratifs

Comme les possessifs, les démonstratifs sont à la fois déterminants et pronoms.

Le latin possédait plusieurs démonstratifs, liés à une valeur spatiale, et par voie de conséquence à une personne : hic correspondait à la distance la plus courte, et était attaché à la 1ère personne ; iste, à distance proche, à la 2ème personne ; ille, à lointaine distance, à la 3ème personne. Ces notions de distance s'exprimaient aussi sur le plan du temps, ainsi qu'en rappel des éléments exprimés dans la phrase.

Hic est disparu, sauf au neutre, et iste seul a exprimé la proximité (rapport à la 1ère et à la 2ème personne), et ille l'éloignement (rapport à la 3ème personne).

En fait, ces termes sont surtout restés sous une forme renforcée à l'aide du présentatif ecce (= voici) : ecce iste > cist / ecce ille > cil (proximité / éloignement). On retrouve ces nuances sémantiques dans les adverbes ci / la () qui viendront les renforcer plus tard. A noter que le patois picard conserve trace de ces deux formes : ch'l'homme / ch't'homme. En parler populaire, on a toujours sti-ci, sti-là.

On a donc un double paradigme cist / cil, auquel s'ajoute ce qui reste du neutre ecce hoc > ço / ce. Ce dernier s'utilise comme pronom neutre, avec une utilisation beaucoup plus large qu'aujourd'hui, et beaucoup plus de force : por ce = "pour cela" / ce dit-on (voir Corneille) / ce me semble, aujourd'hui encore ; il prend la place du neutre des deux formes précédentes.

Les démonstratifs possèdent une forme tonique derrière préposition, celui / cestui, héritage du datif latin, cas régime 2 en ancien français. Notre pronom démonstratif viendra d'une forme tonique.

Plusieurs changements importants bouleverseront le système :

On a obtenu un paradigme brouillé, où les oppositions (de distance) sont tombées, ce qui explique qu'on ait eu besoin de les revivifier à l'aide des adverbes ci / la : ceus-ci / ceus-la, d'autant que ces mots importants étaient de trop faible volume (on avait aussi déjà des formes renforcées icil, icelui, icestui, etc.). A noter que l'adverbe ci provient de ecce hic, et que par conséquent celle-ci représente un latin ecce-illam-ecce-hic !

Aujourd'hui, la valeur spatiale s'exprime à l'aide des particules ci / là (dans ceci / cela / voici / voilà / celui-ci / celui-là), mais elle a tendance à disparaître, car l'adverbe peut aussi bien servir à montrer ce qu'on a sous les yeux que ce qui est lointain.

 

B - LE VERBE

Les infinitifs

Le présent de l'indicatif

La différence entre les formes (nombre de syllabes) vient de la position de l'accent en latin.

Les différences de désinences viennent des évolutions phonétiques différentes des voyelles finales. Ainsi, la voyelle a subsiste comme e muet, les autres disparaissent.

Résultats, du latin populaire à l'ancien français (voyelle accentuée : en gras et soulignée) :

1er groupe (-are > -er) :

latin
AF
canto chant
cantas chantes
cantat chante
cantamus chantons
cantatis chantez
cantant chantent

Autres verbes ; exemple : dormio, simplifié en dormo :

latin
AF
dormo dor(m)
dormis dors
dormit dort
dormumus dormons
dormitis dormez
dormunt dorment

Évolution ultérieure :

L'alternance d'accent et les évolutions phonétiques expliquent les alternances en français ; exemples, du latin populaire à l'ancien français, certaines formes obtenues ayant été conservées, d'autres refaites par analogie :

Le futur et le conditionnel

1) Le futur

Les formes classiques du futur correspondaient à 2 terminaisons différentes, selon le groupe :  -bo (amabo, futur de amare) ou  -am (legam, de legere). Le futur en  -bo a disparu en latin populaire. Le futur en -am, suite à l'évolution phonétique, tend à se confondre avec le présent, et disparaît en roman. Ce sont des formes périphrastiques (des périphrases) qui vont remplacer les formes classiques et donner le futur français.

En fait, dès le latin classique, le locuteur a le choix entre plusieurs constructions de ce type, utilisant soit le verbe avoir (habeo) derrière ou devant l'infinitif, soit les verbes devoir et vouloir (debeo, volo) devant l'infinitif. On comparera ces périphrases à celles du français : j'ai à faire... / Je dois faire... / Je vais faire... Le futur y est lié à une notion d'obligation. La forme qui l'emportera définitivement, c'est infinitif + avoir (au présent) : cantare habeo = j'ai à chanter, je chanterai.

Le verbe avoir (habere, habeo à la 1ère personne du présent) n'est plus senti comme verbe, mais comme auxiliaire de conjugaison. Puis, assez vite, se soudant à la consonne r de l'infinitif, il devient simple désinence. Il semble que tout cela soit accompli pour la fin du IVème siècle.

cantare habeo > cantarayo (IVème) > chanterai (2ème pers. : > cantaras > chanteras)
habere habeo > haberayo > avrai (aurai)
morire habeo > mirirayo > morrai (mourrai) / currere habeo > currerayo > corrai (courrai)

Il n'est guère difficile de s'apercevoir que les désinences du futur actuel sont les formes du verbe avoir au présent (-ai / -as / -a / -ont). Les 1ère et 2ème personnes du pluriel ont connu une réduction qui les a amenées à une seule syllabe (-ons / -ez) ; c'est la syllabe av- du radical originel qui est disparue, ce qui prouve bien que le verbe avoir n'était plus senti comme verbe mais comme désinence. Cette disparition semble aussi relativement ancienne. Même disparition, générale, de cette syllabe dans le conditionnel.

2) Le conditionnel

Pour le conditionnel, qui n'existe pas en latin, on trouve en bas latin : infinitif + verbe avoir à l'imparfait :

cantare habebam > cantaream > chanteraie (chanterais) / 2ème pers. : > cantareas > chanteroies

Cette périphrase est plus tardive que la précédente. La nuance d'obligation y est sensible en latin tardif.

Les désinences du conditionnel ont été corrigées par la suite en même temps que celles de l'imparfait. La finale  oie de l'imparfait a été refaite en  ais. Au XVIème siècle, Ronsard accepte qu'on ajoute un s à la 1ère personne : avois au lieu de avoi, par licence (poétique?), ou par utilisation de la 2ème personne à la place de la 1ère pour permettre une liaison, et « afin d'éviter un mauvais son ». Au XVIIème siècle, le s final est devenu plus ou moins régulier.

Rappelons que le conditionnel se comporte soit comme un temps (de l'indicatif : le « futur du passé »), soit comme un mode (hypothèse, affirmation sous réserve, etc.).