II - LES COMPLÉMENTS DE PHRASE
Les compléments circonstanciels sont des compléments de phrase.
Ils n'entrent pas dans le cadre de la phrase canonique, puisque qu'ils s'ajoutent à elle. Toutefois, on aura avantage à conserver une phrase verbale, affirmative, déclarative, sans effet stylistique.
Définir la notion de circonstant a toujours présenté des difficultés, et ce, peut-on dire, depuis le grec ancien... Cette notion repose surtout sur une intuition sémantique, ce qui explique les incohérences dans la tradition. Les auteurs se sont souvent contentés de dresser une liste, d’ailleurs jamais exhaustive, ou bien ils ont défini le circonstant comme ce qu’il n’était pas. Nous ferons état de ces difficultés ou de ces insuffisances.
1) Classe grammaticale :
Suivant la méthode qui consiste à rechercher la catégorie la plus simple pouvant assumer la fonction, nous dirons que le complément circonstanciel est au départ une fonction adverbiale. Le procédé de reconnaissance traditionnel à base de questions utilise précisément un questionnement adverbial : Où ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? etc.
Le panorama des « natures » possibles est un peu plus large :
adverbe :
Les
tableaux avaient été accrochés là
(adverbe de lieu)
Nous viendrons demain (adverbe de temps)
La voiture roulait lentement (adverbe de manière)
syntagme
nominal (prépositionnel) :
Les tableaux avaient été accrochés sur le mur du fond (c. c. lieu)
syntagme
pronominal (prépositionnel) :
Il avait deviné que je me trouvais derrière lui (c. c. lieu)
syntagme
verbal à l'infinitif (prépositionnel) :
Il étudiait l'astronomie pour se distraire (c. c. but)
subordonnée
conjonctive :
La terre était détrempée parce qu'il avait plu (c. c. cause)
subordonnée.
participiale :
Son
cœur battant à rompre, il s'arrêta (c. c. cause)
Son
cœur battant à rompre, il continua néanmoins à
courir (c. c. concession)
Tous ces moyens syntaxiques ne sont pas interchangeables : on ne trouve pas systématiquement d’équivalence entre préposition et conjonction, ni un adverbe de substitution : quels sont les adverbes de conséquence en français ? Comment former une subordonnée circonstancielle de moyen ?
2) Aspects morphologiques :
Le complément circonstanciel n'entretient pas de liaison morphologique avec les autres éléments de la phrase.
3) Aspects distributionnels :
Le complément circonstanciel est un complément de phrase ; il est en principe mobile et détachable ; il peut même se glisser entre le sujet et le verbe :
Mon
oncle étudiait l'astronomie pour se distraire.
Pour
se distraire, mon oncle étudiait l'astronomie.
Mon
oncle, pour se distraire, étudiait l’astronomie.
Contrairement aux compléments de verbe, le nombre des circonstants n’est pas limité par la construction syntaxique, il ne l’est que par les exigences stylistiques : on peut accumuler un ou plusieurs compléments de temps, de lieu, de but, de cause, etc.
On peut juxtaposer ou coordonner deux circonstants différents, possédant suffisamment de points communs sémantiques (voir à la fin de ce chapitre) :
Mon oncle étudiait l'astronomie pour se distraire (but) et parce qu’il habitait près d’un observatoire (cause).
Quand il s’agit d’un syntagme, il est presque toujours prépositionnel : sur, sous, dans, avec, pour, malgré... + SN. Les rares constructions directes peuvent poser des problèmes d'analyse (complément de verbe ou de phrase ?) :
Le boulanger travaille la nuit.
Remarques :
Nombre
d’auteurs ont montré que l’apparente mobilité d’un
circonstant n’est pas sans conséquences sur le sémantisme
de la phrase ; ainsi, les deux variantes suivantes ne sont pas
synonymes :
Le
fils du voisin a jeté des tomates dans mon jardin.
Dans
mon jardin, le fils du voisin a jeté des tomates.
Dans le premier cas, l’enfant est chez lui, il a jeté des tomates chez moi ; dans le deuxième, il est chez moi, et il a jeté des tomates soit chez lui, soit chez moi ; ou bien, il m’a rendu service en éliminant des tomates pourries…
Comme pour d’autres notions, il faut prendre celle de la mobilité dans un sens aussi syntaxique que possible, et l’allier à la suppressibilité : le message de base reste bien « le fils du voisin a jeté des tomates ».
Dans la
phrase complexe, une subordonnée de conséquence n’est
pas mobile, qu’elle soit ou non introduite par une corrélation
conjonctive :
Elle
était si désespérée qu’elle
sombra dans l’alcoolisme.
Elle
en fut réduite au désespoir, au point qu’elle
sombra dans l’alcoolisme.
Un syntagme prépositionnel équivalent pourra pourtant récupérer la mobilité caractéristique des circonstants et se trouver antéposé, détaché :
Au grand désespoir de sa mère, il s’engagea dans les ordres.
4) Aspects syntaxiques :
Le complément circonstanciel est un constituant immédiat de la phrase : il ne se rattache ni au verbe directement, ni à un syntagme quelconque ; il ne participe pas à la valence verbale, il n’est pas prévu dans le « schéma actanciel » du verbe. Tout complément de verbe doit être exclu des circonstant, en dépit de l’intuition première. Dans un schéma en arbre, il se rattache à la racine de la phrase, comme le syntagme sujet et le syntagme verbal.
Le circonstant est un élément facultatif (ce qui ne signifie pas que tout élément facultatif soit un circonstant !). Il est donc supprimable :
Mon oncle étudiait
l’astronomie.
Le fils du voisin a jeté
des tomates.
Les réserves précédentes concernant la mobilité se retrouveront ici. On rappellera que la réduction d’une phrase à sa forme canonique est un artifice syntaxique. Le dernier exemple ci-dessus ne laisse pas deviner le sens précis du verbe jeter, mais ne contredit pas non plus le « message » de la phrase complète.
Aucun circonstant n’est pronominalisable par pronom personnel. Quand le lexique le permet, un circonstant est adverbialisable. Pourtant, les reprises anaphoriques véritables sont rares ; ce peut être le rôle d’un adverbe comme là ou alors. Les pronoms adverbiaux en et y s’utilisent bien davantage pour les compléments de verbes.
5) Description sémantique :
Le complément circonstanciel est un complément profondément sémantique, mais la notion de « circonstances » n’a jamais été aisée à définir.
Un complément circonstanciel, isolé, reste identifiable comme circonstant.
Le choix de la préposition est relativement libre par rapport au verbe. Ce choix est lié au contenu du syntagme qui suit. Une fusion s’opère entre le sémantisme de la préposition et celui du syntagme. La présence d’un lexique particulier ne relève donc pas du hasard : la préposition dans ne prend un sens de lieu que suivie d’un élément spatial, en deux ou trois dimensions (un champ, une salle…) ; on dira dans un champ, mais non *dans une place publique. La recevabilité d’un syntagme circonstanciel dépend également des autres éléments lexicaux de la phrase, le verbe surtout : on peut travailler, manger, dormir dans un champ, mais ne peut pas planer dans un champ.
L’autonomie sémantique du complément circonstanciel est grande sans être totale. Outre les contraintes lexicales que nous venons d’évoquer, nous rappellerons l’ambiguïté du syntagme dans mon jardin, antéposé ou postposé à la phrase le fils du voisin a jeté des tomates. Ce syntagme reste néanmoins identifiable comme complément de lieu, mais c’est sa place qui modifie le sens de la préposition dans, et le jardin deviendra soit « le lieu où est le sujet », soit « le lieu où il n’est pas ».
Ce qui est vrai d’un syntagme l’est aussi d'une subordonnée conjonctive, dont le sens (causal, etc.) est déterminé par la conjonction (ex : parce que), mais en liaison avec le sémantisme de la principale. La subordonnée participiale, elle, même isolée par sa ponctuation, prend un sens plus flou, bien que toujours circonstanciel :
Son cœur battant à rompre,... (concession ? [il continua] cause ? [il s’arrêta])
On considérera donc que le complément circonstanciel est sémantiquement sélectionné par la phrase. Mais on peut étudier plus finement la manière dont s’opère cette sélection.
Nous empruntons les deux remarques qui suivent à
Langue Française n° 86, mai 1990, Sur les
compléments circonstanciels, présenté par
Danielle Leeman ; en particulier, les articles de Laurent
Gosselin et Jean-Pierre Maurel.
Seules les
phrases exprimant un événement supportent des
compléments circonstanciels. Par événement,
il faut entendre ce qui aurait pu ne pas se produire :
*Tous les jours à la même heure, la Terre est ronde. (non-événement, une telle affirmation est un non-sens)
Les
informations qu’apportent ces compléments restreignent
le champ dans lequel l’événement se déroule.
Ils précisent qu’il s’est déroulé « ce
jour-là, à cet endroit-là, de cette manière-là,
avec cet effet-là, etc. », et non « n’importe
quand, n’importe où, n’importe comment, etc. »
Classement
La tradition dresse une liste confuse des circonstants, que l’on peut essayer de clarifier :
Le cadre
spatio-temporel constitue le décor concret de l’événement :
lieu, temps ;
Le mode de
réalisation de l’événement lui-même
correspond à la manière et au moyen,
auxquels on peut ajouter la comparaison, si on la considère
comme un circonstant (proche de la manière).
Les
liaisons de l’événement avec d’autres événements
s’exprimeront sous forme de cause, conséquence,
concession, but, ou hypothèse ;
tous ces événements sont nécessairement liés
par le temps à l’événement principal, en plus
du rapport logique.
A l’intérieur de l’un de ces trois sous-ensembles, on peut souvent coordonner deux compléments différents : temps + lieu / manière + moyen / cause + but, etc.
Remarques :
Il faut
garder à l’esprit que certains circonstants peuvent
exprimer plus d’un rapport avec le reste de la phrase.
Certaines
difficultés d’interprétation ou certaines ambiguïtés
proviennent de ce qu’un circonstant peut s’appliquer à
des « nœuds » différents de la
phrase : la phrase entière ou non, en tenant compte ou
non d’une négation, etc. En fait, la langue évite
l’ambiguïté, et celle des phrases suivantes serait
levée par la situation, la suite de la phrase ou
l’intonation :
Il
n’est pas parti parce que Pierre était mort. (est-il parti
ou non ? pourquoi ?)
Jean
a décidé que Paul partirait sans rien dire. (qui
ne dit rien ?)