THÉÂTRE DES JÉSUITES

J. Verdeil, Maître de Conférences
(Responsable du cours de « Théâtre et Pédagogie »
dans la licence d'Études Théâtrales de l'Université Lumière Lyon 2)

Recherches personnelles exploitées par ailleurs

 

C'est en 1586 que la Ratio studiorum organise les études dans les collèges de jésuites et précise les formes que doit prendre l'enseignement du théâtre; mais celui-ci existe pratiquement depuis la création des premiers collèges, en Allemagne et en Alsace, dans les années 1560. Cet enseignement subsistera, certes avec des aléas, jusqu'à l'interdiction de l'Ordre, au XVIIIème siècle, mais reprendra dès que les Pères reprendront leurs tâches de pédagogues. On peut dire, qu'à leurs yeux le théâtre fait partie intégrante de l'enseignement.

Depuis quelques années, avec la création des classes A3 théâtre, celui-ci fait partie des « matières au programme du baccalauréat ». Cette décision fait suite à un long développement de l'enseignement de cette « matière », par l'intermédiaire des plans d'action éducative et des ateliers artistiques. On peut s'en étonner, le déplorer ou s'en réjouir, mais on peut surtout se demander, comme de nombreux parents d'ailleurs, à quoi ça sert ?

Cet article se propose d'étudier la place que les Pères donnaient au théâtre dans leurs cursus scolaire et de voir s'il est possible de théoriser cet emploi. Il faudra ensuite se demander si l'enseignement actuel est sous-tendu également par un projet précis.

On peut s'étonner que je commence en parlant des protestants, mais cela vient de ce que les jésuites ont commencé par copier ce qui existait déjà . Comme l'écrit le Père Pontanus au Père Général Acquaviva : il faut apprendre des protestants : Sturm, Camerarius et d'autres ont emprunté certaines règles à Sénèque, Quintilien, qui concordent en partie avec les nôtres.. Or les protestants avaient déjà introduit le théâtre dans leur enseignement. En 1538, Jean Sturm définit un programme d'études pour le collège de Lauingen-sur-le-Danube. Je donne cette date dans la mesure où Sturm écrit ses Classicae epistolae en 1565 et qu'il indique qu'il a défini pour la première fois son programme pour Lauingen 28 ans auparavant . Il reprend l'ensemble des éléments de ce programme dans une série de lettres qu'il adresse aux enseignants du Gymnasium de Strasbourg. L'étude du théâtre apparaît en classe de 3ème, soit vers l'âge de 13, 14 ans, Sturm explique dans cette lettre qu'il a lui-même joué le rôle de Geta dans le Phormion de Térence vers l'âge de 14 ans, sans l'avoir appris d'un maître ou d'un camarade, mais c'est surtout à partir de la seconde qu'il prend sa place à l'intérieur d'une pédagogie. C'est dans cette classe que commence l'étude de l'argumentation, que Sturm appelle la dialectique. A cette étude s'ajoute celle de de la rhétorique, qui est l'organisation de l'argumentation qui se réalise dans le discours; celle de la déclamation, art de communiquer le discours par la parole; enfin le théâtre qui rassemble la déclamation, le travail du chant, le travail de la mémoire et le travail sur le corps - il faut dire que Sturm ne dit presque rien sur ce dernier point. En classe de première les élèves développent ces techniques, et Sturm insiste pour qu'il ne passe pas de semaine et presque de jour où il n'y ait de représentation afin que l'envie d'y assister ne se relâche pas, si la représentation d'un jour dépasse celle de le veille et si les derniers acteurs sont plus exercés que les premiers et plaisent davantage au public. D'une manière générale, le théâtre est considéré comme un des meilleurs moyens de revenir aux sources de la culture : L'apport littéraire est considérable. l'objectif, pour les pédagogues protestants, est d'abord le retour aux sources, la tragédie grecque et la comédie latine, puis à la diffusion des idées nouvelles et de la morale chrétienne grâce à la tragédie et à la comédie, bibliques ou non. Edith Weber : le théâtre humaniste protestant à participation musicale et le théâtre jésuite : influences, convergences, divergences.

Comme on l'a déjà vu, les Pères Jésuites reprennent des méthodes inaugurés par les protestants, mais ils vont en même temps les modifier, sinon dans la forme, mais surtout dans la finalité.

La forme change peu et le théâtre s'inscrit dans une progression qui commence dans les petites classes et s'organise surtout autour du latin. Voici quel est, à peu près, la méthode suivie :

- le maître lit, puis explique un texte, c'est la prelectio.

- L'élève prend des notes, retravaille sur ses notes, recopie le texte, l'apprend par cœur pour pouvoir le réciter : c'est la recitatio, accompagnée de quelques gestes pour marquer le mouvement du texte. le samedi, on reprend les textes de la semaine, puis, à la fin du mois, on récapitule. On fait de même en fin de trimestre, puis en fin de semestre.

- Tous les quinze jours, dans la classe de rhétorique (notre première) a lieu la declamatio. Les éléves déclament soit des poèmes, soit des passages d'orateurs grecs ou latins, soit des discours entiers de Ciceron, soit des textes qu'ils ont composés eux-mêmes.

- Enfin, trois ou quatre fois par an, les éléves de rhétorique ou de philosophie s'affrontent dans des discussions sur des sujets divers, souvent historiques ou philosophiques, car «  apprendre à discuter, c'est apprendre à penser ». C'est l'exercice de la disputatio, exercice public, où sont invités parents et personnalités. Dans la disputatio interviennent l'art d'organiser une pensée, la vérification des idées dont on éprouve la solidité, la rapidité d'esprit pour trouver de nouveaux arguments ou exploiter les faiblesses d'argumentation de l'adversaire. Cette disputatio met également en jeu tout le corps, dans la mesure où le geste accompagne nécessairement la parole dans un discours qui est improvisé et non récité.

- Le théâtre constitue en quelque sorte le couronnement de la méthode. C'est une discipline qui peut s'apprendre et qui peut rendre des services dans la vie quotidienne. Enfin il ne faut pas oublier que les théâtres scolaires des Pères Jésuites étaient les seuls théâtres qui existaient dans de nombreuses villes et que de nombreux auteurs dramatiques feront au collège leurs premières armes d'auteurs ou d'acteurs. On peut citer Rabelais, Montaigne et Molière qui furent acteurs pendant leurs études, Jodelle ou Corneille qui furent auteurs, Honoré d'Urfé ou Voltaire qui furent, à la fois, auteurs et acteurs.

Si on reprend leurs nombreux écrits, on peut se faire une idée assez précise de ce qu'ils attendaient de cette formation. Il faut d'abord former le corps. On se propose de donner aux jeunes gens une voix harmonieuse, un geste libre, une démarche noble, une manière d'être élégante et distinguée. Cela pour qu'ils puissent avoir cette aisance, cet aplomb, cet heureux mélange de hardiesse et de modestie qui fait le charme des jeunes gens bien élevés. La danse joue un grand rôle dans cette formation très vite les pièces de théâtre jouées par les élèves sont coupées d'intermèdes dansés, comme cela se fait dans les théâtres officiels. Et n'oublions pas que le roi lui même adore danser et se produire comme danseur.. Il en est de même pour l'art de parler qui exige un double travail, celui de la voix et celui du geste. Que la voix ne soit pas trop basse (...), qu'on ne garde pas une seule note félée.(...) Pour la formation du geste, il y a aussi des règles déterminées. La tenue du corps doit être ferme, stable et droite... Mais cette formation du corps est lié à celle de l'esprit. Les jeunes gens formés chez les Pères sont les futurs cadres de l'État. Ils apprendront à l'école brillante et élevée du théâtre à fuir ou à rechercher les sentiments qu'ils voient, surla scène, accueillis par des moqueries ou des applaudissements. Si on réfléchit sur cette indication, on voit que l'enseignement de la morale ne se fait pas à travers des notions abstraites de bien et de mal. C'est certainement par là que se différencient le plus la finalité des jésuites de celle des protestants. On a vu que pour ces derniers, ce qui comptait le plus, c'est le retour aux sources et la diffusion de la morale. Il en est tout autrement pour les Jésuites, puisque ce qui compte pour eux, c'est la création d'un individu appelé à diriger, et donc à exercer un pouvoir par le corps et par le verbe. C'est amener cet invididu à prendre conscience de la théâtralité de la vie, ce qui va nous amener à réfléchir sur les présupposés théoriques en œuvre chez les Pères.

En effet, si l'on veut bien comprendre la différence entre les finalités des protestants et celle des jésuites, il est indispensable de se référer à l'époque où ces enseignements se mettent en place. On peut dire que les protestants développent l'usage du théâtre à la fin de la Renaissance, que les jésuites développent le leur au début de l'époque baroque.

La Renaissance est liée à l'humanisme, à la découverte de la pensée latine, surtout de la pensée grecque. C'est une période exaltante, où l'individu européen sort de la pensée scolastique du Moyen-Age, très formaliste, et découvre des nouveaux modes de pensée : qu'on se rappelle comment Rabelais oppose la première période d'instruction de Gargantua sous la direction de Tubal Holopherne et la seconde sous la direction de Ponocratès. Renaissance et Réforme vont, pendant un temps, conjuguer leurs efforts contre scolastiques et théologiens, lutter pour l'émancipation de l'individu ( en supprimant l'église comme intermédiaire obligé , en faisant de la lecture de la Bible, un dialogue direct entre Dieu et l'homme, le protestantisme transforme le statut de l'individu), chercher dans le passé des arguments pour lutter contre le présent. Mais cette période ne dure pas, c'est bientôt les guerres de religion qui commencent et vont ravager l'Europe. Lorsque les jésuites commencent leur œuvre sous le direction d'Ignace de Loyola, c'est la Contre-Réforme, nous sommes entrés dans l'ère baroque.

Chaque époque se crée un symbole qui est une réponse imagée à la question de savoir quel est le sens de le vie et par lequel elle livre la clef de son secret. La réponse de l'âge baroque, c'est que le monde est un théâtre. (R.Alwyn .Le Baroque p. 66).

Les jésuites sont les seuls à tirer les conséquences de cette vision du monde : si le monde est un théâtre, l'enseignement des techniques théâtrales est la meilleure école possible de la vie quotidienne. Celui qui a la maîtrise du corps de la voix et du geste saura accomplir sans faillir ce qu'on attend de lui, être un grand commis de l'Etat.

 

On parle souvent de la condition des comédiens au XVIIème siècle comme si le refus d'enterrer Molière avait été la règle de ce siècle. Il n'en est rien et c'est autour de Molière et de son Tartuffe que s'est focalisée l'action du clergé. De fait, si l'on regarde de plus près, on se rend compte que l'attitude du clergé a évolué en même temps que la faveur royale. Tant que le roi assiste régulièrement aux représntations théâtrales, le banc des évèques est occupé; dès que le roi, sous l'influence de Madame de Maintenon, déserte les salles, les évèques condamnent les comédiens. La Régence fera cesser les persécutions.

Mais si la condamnation des comédiens est un fait politique, la condamnation du théâtre est, elle, d'ordre théologique. Je ne ferai pas le recensement des condamnations que le théâtre a subies depuis le début du christianisme dans la mesure où l'on sollicite le plus souvent les textes et je m'en tiendrai aux deux critiques religieux les plus influents de ce moment du XVIIème siècle : Bossuet et Nicole.

Si l'on cherche à résumer leur argumentation contre le théâtre, on aboutit, me semble-t-il, à deux propositions qui, toutes deux, sont d'une importance capitale dans notre façon d'envisager cet art : la première a trait à la catharsis, la seconde à l'identification. Nous sommes donc au cœur d'une réflexion sur le théâtre, et pas seulement dans une réflexion théologique ou idéologique.

Première proposition : Le théâtre n'a pas pour objet de purger des passions mais, bien au contraire, de les justifier et de les développer.

Deuxième proposition : Pour jouer une passion, l'acteur tache de rappeler autant qu'il peut celles qu'il a ressenties.(...) Pour les exprimer, il faut qu'elles lui reviennent avec tous leurs agréments.( on remarquera au passage que ce que dit Bossuet n'est pas différent, pour ce qui est de la méthode, de ce que recommande Stanislavski quand il préconise la mémoire affective)..Quant au spectateur : on se voit soi-même dans ceux qui nous paraissent transportés par de semblables objets. On devient bientôt un acteur secret dans la tragédie ; on y joue sa propre passion ; et la fiction au dehors est sans agrément, si elle ne trouve au dedans une vérité qui lui réponde Bossuet Lettre au Père Caffaro.

Aux yeux de Nicole et de Bossuet ces deux propositions suffisent pour condamner le théâtre de manière absolue.

Si le but de la vie du chrétien est le salut, toute passion est mauvaise. Même l'amour à l'intérieur du mariage est un péché ce qui entraîne la condamnation de Polyeucte, par exemple car le mariage règle la concupiscence, mais ne la rend pas réglée Nicole Quatrième traité De la Comédie. Or l'attrait des comédies repose sur les passions, passions que l'acteur doit d'abord faire naître ou grandir dans son cœur pour pouvoir ensuite les faire naître dans le cœur des spectateurs. le théâtre est donc une double source de péché. Comment comprendre alors que les jésuites aient pu continuer à faire du théâtre une matière d'enseignement ?

Il faut d'abord savoir qu'ils sont très critiqués. Un des modèles les plus recommandés dans les collèges jésuites est Corneille, on ne s'étonnera pas de voir qu'il est une des cibles les plus importantes des jansénistes. On présente Corneille comme un professeur de vertu dans la mesure où l'amour ne constitue pas le moteur essentiel de ces pièces : c'est encore un très grand abus, & qui trompe beaucoup de monde, que de ne considérer point d'autres mauvais effets dans ces représentations, que celui de donner des pensées contraires à la pureté... ils n'ont évité de représenter des objets entièrement deshonnêtes, que pour en peindre d'autres aussi criminels, & qui ne sont guères moins contagieux. Toutes leurs pièces ne sont que de vives représentations de passions d'orgueil, d'ambition, de jalousie, de vengeance, & principalement de cette vertu Romaine, qui n'est autre chose qu'un furieux amour de soi-même. Nicole Quatrième traité De la Comédie.