DRAMATICIEN.

J. Verdeil, Maître de Conférences
(Responsable du cours de « Théâtre et Pédagogie »
dans la licence d'Études Théâtrales de l'Université Lumière Lyon 2)

Ce mot récent, inventé par le comédien et metteur en scène Miguel Demuynck, sert à désigner l’animateur d’ un atelier de jeu dramatique. Le jeu dramatique permet à un individu, en relation avec d’autres partenaires et sous la conduite d’un dramaticien, d’expérimenter la possibilité de jouer d’autres rôles, d’avoir d’autres comportements et même de vivre dans d’autres corps que ceux qu’il utilise quotidiennement. Le metteur en scène, quand il commence à travailler avec un groupe de comédiens, et avant le travail de répétition proprement dit, est un dramaticien. Deux hommes de théâtre occidentaux sont à l’origine actuelle de ce mot. Le russe Nicolas Evreinov quand il pense que chacun de nous se sent enfermé dans un moi social défini et rêve d'en sortir. : « l'essentiel est de ne pas être nous-mêmes» Le second est plus connu comme l’inventeur d’une technique à laquelle il a donné un nom proche de celui que nous étudions : il s’agit du psychodrame et de Jacob Lévi Moréno. Ce dernier pense que notre Moi se forme à partir des rôles que nous jouons. Jouer expérimentalement des rôles, avec des partenaires, c’est augmenter les facultés de création de notre Moi. Non pas chercher un Moi essentiel, mais au contraire admettre que le Moi est un projet qu’il est en notre pouvoir de modifier.

Si on admet l’existence du dramaticien, à partir de quelles techniques travaille-t-il ? Sa première caractéristique est de ne pas se contenter de travailler avec un corps appartenant à une culture définie. En lisant Mauss il a découvert que chaque culture développe un corps particulier, mais à travers Stanislavski, Meyerhold, Barba, il a appris qu’on peut apprendre à utiliser ces corps différents. Pour développer son système Stanislavski a fait appel à de nombreuses techniques venues de l’Orient, et surtout du yoga : relaxation, respiration, concentration. De nombreux exercices font appel à la mémoire ou à l’imagination et relèvent également des sâdhana.du yoga. De son côté un autre russe, Meyerhold, utilise également le yoga, mais aussi la danse du Khatakali de l’Inde comme la rythmique du suisse Jaques-Dalcroze. Comme Barba le pratique dans son institut, le dramaticien contemporain puisera également dans les techniques du théâtre rituel africain comme dans le travail de la voix des aborigènes australiens

Dans la plupart des techniques orientales de travail sur le corps, comme le yoga, le taï-chi, le tchi-cong et les arts martiaux en général, le premier état à atteindre dès le début du travail sera un état de vide que les Orientaux définissent comme un état du «non-moi ». On retrouve bien la même exigence placée au début de toute séance. Mais le moment essentiel du travail d’atelier consiste à créer chez le stagiaire un état particulier dans lequel l’identification de l’individu à son propre personnage se distend. Parmi les exercices qui précèdent, un grand nombre aident à trouver un autre mode de fonctionnement psychique et d'obtenir un changement dans l'expression émotionnelle. Il s'agit de réduire les contrôles et les inhibitions pour obtenir des émotions plus primitives et plus extrêmes, ou, en d’autres termes, il s’agit de créer un état modifié de conscience permettant un accès à l’état dionysiaque, état qui rend confuses toutes les distinctions issues de la famille, de la société, de la morale du surmoi ou de la religion. Comme l’explique le philosophe William James : « Notre conscience normale n'est qu'un type particulier de conscience, séparé, comme par une fine membrane, de plusieurs autres, qui attendent le moment favorable pour entrer en jeu. Nous pouvons traverser la vie sans en soupçonner l'existence ; mais en présence du stimulant convenable, ils apparaissent réels et complets ».

Le dramaticien a donc un double fonction. Il doit amener ses stagiaires à découvrir qu’ils ne se réduisent pas à leur personnage et il doit leur permettre de satisfaire leur besoin de « se donner à eux--mêmes une représentation théâtrale de leur propre personne dans un autre rôle.»selon l’expression d’Evreinov. Il doit également proposer des exercices d’improvisation dans lesquels les membres du groupe pourront mettre en mouvement une création commune.

Si les ateliers, les écoles de théâtre reçoivent tant de demandes que certains refusent régulièrement du monde, ce n’est pas parce que tous ces stagiaires rêvent de devenir comédiens professionnels, c’est que nous languissons dans nos personnages et dans nos corps occidentalisés. Nous attendons cette découverte des autres qui sont potentiellement en nous, nous attendons de devenir métis.

Le dramaticien est le grand maître du métissage, mais grand-maître, est-ce bien l’expression juste ? Ne devrait-on pas le rapprocher des medecine-men, des houngans, des prêtres des cultes de possession ? Nous étouffons dans nos peaux et le dramaticien est là pour nous dire que nous ne sommes pas limités comme nous le croyons par notre Moi, puisque ce dernier est déjà le fruit de nombreux mélanges et qu’il est prêt à en accepter encore beaucoup d’autres.