Au commencement était
le Rien. D'où venait le Rien ? demanderont les esprits
chagrins. Eh bien de rien, justement. Le Rien ne peut pas venir
de quelque chose. Il était donc là depuis toujours,
sans aucune raison, autre que ne ne pas être. Le Rien ne
pensait à rien, ne faisait rien, ne se souvenait de rien,
n'imaginait rien. Il n'était rien, en fait, rien du tout. Il
ne prenait pas de place, non plus. Il n'occupait donc pas d'espace.
En fait, l'espace n'existait pas, tout simplement. Il prenait
son temps, mais il n'avait le temps de rien ; et son temps,
c'était ça, le temps de rien. Le temps, d'ailleurs,
n'existait pas, en fait. Car pour occuper le temps, pour passer
le temps, il faut forcément être quelque chose et avoir
quelque chose à faire, mais ceci ne concerne pas le Rien,
car il n'avait rigoureusement rien à faire, et surtout pas
quelque chose. Il ne servait à rien. Il ne lui serait
pas venu à l'esprit qu'il pût servir à quelque
chose. Il n'en avait aucun scrupule, il ne se posait aucune question
là-dessus, car quand on n'est rien, comment voulez-vous penser
à quelque chose ? D'ailleurs, le Rien n'avait pas d'esprit,
rien dans la tête, et pas de tête, de toute façon. Comment
pourrait-on imaginer un Rien avec une tête ? Cela ne
ressemblerait à rien.
Par définition, le
Rien est inconnaissable, indescriptible, indivisible, inaltérable
et incorruptible. Le Rien échappe complètement
aux capacités d'analyse de n'importe quel observateur extérieur,
qu'il soit philosophe, théologien ou scientifique. D'ailleurs,
comment pourrait-il exister le moindre observateur extérieur,
philosophe, théologien ou scientifique, puisqu'à l'époque
— qui n'en est pas une, puisqu'il n'y avait pas d'époque
— rien n'existait, ni personne, et le Rien était tout. Or,
or...
Or, il se trouve que les
caractéristique du Rien, inconnaissablilité, indescriptibilité,
indivisibilité, inaltérabilité et incorruptibilité,
sont également les caractéristiques du Tout, dans
lequel tout se trouve, de même que dans le Rien rien ne se
trouve. C'est là que le miracle se produisit. Car quand
le Rien se rendit compte qu'il avait les mêmes caractéristiques
que le Tout, subitement, il devint le Tout. D'ailleurs, le fait
qu'il se fût rendu compte de cet état de fait prouvait
que déjà il n'était plus Rien, qu'il était
déjà quelque chose, au minimum. C'était juste
avant qu'il se métamorphosât en Tout. Mais déjà,
avons-nous dit, le Rien, dans les premiers temps — qui étaient
avant le Temps — le Rien était tout. Désormais, c'était
le Tout, ancien Rien, qui était tout. Mais la métamorphose
n'avait pu prendre qu'un temps infinitésimal et non mesurable,
un temps de rien du tout, car sinon, au lieu d'y avoir le Tout,
il y aurait un simple Quelque Chose, et nous nous en serions aperçus. Cela
changeait-il quelque chose ? Difficile à dire, car personne
ne sait quoi que ce soit sur une époque où il n'y
avait personne et où il n'y avait pas quoi que ce soit, puisqu'il
n'y avait rien, même pas une époque.
Donc, désormais,
le Tout existait, dans lequel tout existait, puisque tout est dans
tout et réciproquement, comme nous savons. Le Tout existe
dans l'espace et dans le temps. Il occupe tout l'Espace et
tout le Temps. Et même tous les espaces et tous les temps,
qui sont eux aussi en nombre infini. Et dans tous ces espaces et
tous ces temps, le Tout a tout son temps pour occuper l'espace,
tout le temps. Le Tout est un assemblage d'une infinité
de quelque chose. En fait, même, tous les quelque
chose possibles. Pourtant, le Tout est indivisible, car sinon
il ne serait pas le Tout, il ne serait qu'un Quelque Chose.
Vous pouvez diviser l'infini par deux, ce sera toujours l'infini.
Pareil si vous le multipliez par deux, ou par l'infini. En mathématiques,
infini fois infini égale infini, de même
que zéro fois zéro égale zéro.
Nous l'avons dit, ce sont les caractéristiques communes au
Rien et au Tout. Si, donc, vous ôtez quelque chose au Tout,
il restera le Tout, auquel il ne manquera rien. Pour avoir
une chance de modifier le Tout, il faudrait lui enlever tout. Mais
même encore, ce faisant, vous aurez travaillé pour
rien, car ôtez tout au Tout, il reste encore tout ; en mathématiques,
en effet,
infini moins infini égale toujours infini.
C'est un des paradoxes de l'infini, qui fait que le Tout ne peut
jamais redevenir le Rien. Le Tout est là
pour toujours. Chacun de ses éléments est là
pour un temps déterminé, mais pas le Tout. Chaque
élément a un début et une fin, mais le Tout
n'a ni début ni fin. Ce qui revient à dire que
le Tout est aussi là depuis toujours. Dans ces conditions,
direz-vous, comment a-t-il pu succéder au Rien ? Mauvaise
question ! Car le Tout n'a pas succédé
au Rien ! Si vous croyez ça, c'est que vous n'avez pas
bien suivi le détail du processus. Le Tout était
le Rien. Le Rien est devenu le Tout.
En fait, le Rien et le Tout,
c'est la même chose.
A quoi cela sert-il donc
de s'interroger là-dessus ?
La réponse est évidente :
ça ne sert à rien.
|